Où aller dans Beyrouth sans dépenser de l’argent ?
Où aller pour me poser, lire, écrire, flâner sans être obligée à consommer?
Où aller dans Beyrouth sans avoir mon temps interrompu par l’arrivée de clients modèles qui consomment bien, qui dépensent bien et qui, contrairement à moi, ne passent pas trois heures dans le même café après avoir commandé le truc le moins cher sur la carte ?
Où aller pour échapper aux vendeurs, aux serveurs, aux entrepreneurs?
Où aller pour échapper à l’art-marchandise, à l’idée-produit, au concept-magasin?
Où aller pour échapper aux débats sponsorisés, aux dédicaces égocentrées, aux expositions médiatisées ?
Où est-ce que dans Beyrouth peut-on échanger une idée contre une idée, une création contre une réaction ? Où faire de l’art pour l’art et rien que pour l’art ?
Où est-ce que dans Beyrouth pourrais-je fuir les archipels du capitalisme sans tomber dans les eaux contaminées par les défécations de ce même capitalisme ?
Où aller où je ne serais pas une cliente ?
Les questions se multiplient dans mon esprit alors que j’erre dans ma ville natale à la recherche d’espaces publics (quel adjectif barbare) parmi les antibois de béton et les gratte-ciel criblés de reflets de balles meurtrissant les façades de maisons abandonnées. Le très peu que j’en trouve sont des oasis-mirages, s’évanouissant l’un après l’autre parce que ce n’est pas assez « profitable ».
Nous continuons de perdre des espaces comme nous perdons des êtres chers. Le drame dans tout cela réside dans le normalisation de la perte, et non pas dans la perte en soi. Il ne s’agit pas de pertes arbitraires, ce sont des pertes orchestrées, planifiées, préméditées par un gouvernement belligérant et violateur qui détruit dans l’indifférence totale, qui détruit par l’indifférence totale. Ces pertes, nous ne les voyons même plus, elles font partie du paysage. Pire, nous ne voyons pas celles et ceux qui en souffrent, même s’il s’agit de nous-mêmes. Nous, citoyens de ce petit pays qui regorge de croyants mais qu’aucune croyance ne sauve, ne voyons pas les parents qui ne peuvent pas emmener leurs enfants passer une journée à la plage parce qu’ils n’ont pas de voiture, qui ne peuvent pas emmener leurs enfants à la plage parce que ça coûte le tiers de leurs minables salaires, qui ne peuvent pas emmener leurs enfants à la découverte, à l’appréciation des plages de leur pays parce que la mer a la couleur de nos merdes réunies. Aucune spontanéité dans le geste d’aller dehors, d’être dans l’espace. Ce qui devrait aller de soi devient source de stresse, d’hésitations, de regrets, entravé par l’absence de transports en commun adéquats, par les entrées exorbitantes et la saisie illégale des plages.
Au lieu de les voir, ces citoyens sans nom, nous regardons avec dédain ceux qui ont les moyens d’y aller ou qui s’endettent pour y aller ou qui sacrifient d’autres dépenses pour y aller. Ces gens-là – dont nous faisons partie –, nous les toisons de haut en bas et nous décidons que le pays va très bien.
Décidément, nous avons des moyens très sûrs pour mesurer les inégalités sociales dans ce pays.
Et encore, nous ne voyons pas les adolescents qui passent leurs après-midi dans des centres commerciaux parce qu’il n’y pas assez de bibliothèques municipales (à Beyrouth, il y en a quatre, parmi lesquelles trois ont été mises en place par Assabil, une ONG), parce que la bibliothèque nationale ferme à 13 heures, parce qu’il n’y a pas de centres culturels et sportifs mis en place et animés par des individus qui privilégient le profit sur le long terme, qui croient à la jeunesse et en l’importance d’investir en elle.
Nous ne voyons pas les jeunes qui tournent en rond dans leurs quartiers, jouant sous un ciel barbelé par les fils électriques (il faut noter que le ciel est partout barbelé par des fils électriques, oui, je vous le jure, même dans les quartiers dits « riches »), alors que c’est leur droit de pouvoir aller dans des parcs, dans des espaces verts.
Nous ne voyons pas les personnes âgées qui attendent la mort chez eux et qui risquent ce qui reste de leurs vies à vouloir sortir dans des rues où seules les voitures peuvent circuler, seules les voitures ont le droit de s’attarder sur les trottoirs, s’il y en a ! Parce que là encore, le trottoir est un défaut de construction ou une arrière-pensée, quelque chose qu’on rajoute à la dernière minute mais qui ne rentre pas forcément dans la planification urbaine.
Nous ne nous voyons pas nous-mêmes, frustrés et condamnés à consommer sans cesse, croyant sincèrement que toute sortie est indissociable de l’argent. Nous ne comprenons pas que notre malaise, notre frustration viennent du fait que l’espace nous rejette et ne nous accepte qu’à condition d’avoir une voiture, qu’à condition d’avoir de l’argent, qu’à condition de connaître quelqu’un qui connaît quelqu’un...
Dans ce pays, soit nous sommes des clients, soit nous ne sommes pas dans l’espace. Notre rapport y est un rapport mercantile, décrété et protégé par l’État.
Cependant – nous l’oublions ou nous l’ignorons –, le droit d’avoir des espaces publics et de les habiter est un droit inné qui précède tout devoir pouvant lui être rattaché. Arrêtons de vivre dans la normalisation de l’illégal et du criminel, arrêtons de trouver des excuses et des justifications à l’achat et la vente des plages, des forêts, des vallées et des monuments patrimoniaux. Notre mémoire collective s’achète et se vend avec. Nos souvenirs intimes s’achètent et se vendent avec. Ces souvenirs qui sont devenus des produits, pire, des objets de luxe que nous n’avons pas les moyens de nous procurer !
Faisons encore plus de pression pour qu’ils arrêtent de construire des banques, pour qu’ils arrêtent de construire des bureaux pour les faux fonctionnaires et des appartements de luxe pour de riches fantômes. Continuons à faire la pression pour qu’ils investissent dans des espaces pour tous. Pour nous tous. Occupons les espaces illégalement privatisés, désobéissons à la corruption, désobéissons à l’illégal, désobéissions à la norme anormale !
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Vous avez entièrement raison sur le principe et pour l'avenir du développement de ce pays, et vous auriez aussi entièrement raison sur le bilan si le Liban était plus grand et moins peuplé ou si les villes côtières avaient été développées en hauteur, en prévision de la poussée démographique du pays. Excellent billet, merci
09 h 33, le 25 juin 2020