Cent ans après la proclamation du Grand Liban, la question identitaire et son absence de résolution continuent de jeter le trouble et de susciter de profondes inquiétudes sur le maintien de la concorde civile dans un pays déjà confronté à une crise économique sans précédent et à l’impossibilité des réformes structurelles nécessaires pour y répondre.
Alors que le rassemblement du 6 juin devait donner à voir la réactivation, après une longue suspension due au confinement, d’une contestation populaire qui avait justement inscrit le dépassement des clivages confessionnels au cœur de ses revendications de changement pacifique, les épisodes de tensions intercommunautaires et d’offenses interreligieuses qui l’ont perturbé ont fait momentanément ressurgir dans les esprits le spectre d’une guerre civile toujours pas véritablement surmontée. Pour la majorité des Libanais, l’heure était à la sidération : nous avons soudain réalisé que rien n’avait vraiment changé dans les esprits et que nos vieux démons avaient été transmis aux nouvelles générations, au risque de nous ramener 45 ans en arrière. Tout cela sans qu’on puisse délimiter les responsabilités, chacun croulant sous les accusations les plus féroces des autres partenaires d’une classe politique pratiquement inchangée depuis trois décennies, unie dans sa volonté de maintenir un système politique verrouillé.
Certes, cette perte de repère face à l’avenir, consécutive de la recrudescence et des tensions identitaires, n’est pas propre au pays du Cèdre. Partout dans le monde, l’actualité récente rappelle à quel point les paramètres du vivre-ensemble peuvent être à nouveau profondément bousculés par des tendances contradictoires. La pandémie de Covid-19 a ainsi été un phénomène universel, qui a rassemblé l’humanité autour d’une même préoccupation de survie immédiate, tout en donnant à des cloisonnement des frontières ayant pu faire écho à d’autres mouvements récents de repli identitaires (comme le Brexit ou la crise catalane...). De même, la mise à mort brutale de George Floyd aux États-Unis a fait ressurgir la violence du fait identitaire dans un pays marqué par son passé de ségrégation raciale, tout en suscitant une émotion communicative à l’échelle d’une partie de la planète, ainsi que des indignations communes face à des enjeux tels que le discrimination raciale ou les violences policières.
Système intérimaire
Cependant, la spécificité de la situation libanaise à cet égard ne tient pas seulement à l’intensité plus importante de certains facteurs conjoncturels, qu’ils soient économiques, culturels ou historiques. D’autres symptômes pathologiques identifiés, comme la corruption généralisée, la confusion des pouvoirs ou la dépendance par rapport aux conflits géopolitiques régionaux, exacerbent naturellement la virulence des tensions identitaires. L’ensemble de ces facteurs trouve néanmoins un terrain d’expression privilégié au Liban en raison d’un autre élément structurant le cadre national : la recherche permanente de conciliation entre des objectifs a priori antinomiques ou contradictoires. Et l’absence de résolution de cette ambivalence structurelle maintient le cadre de négociation politique et culturel libanais dans une situation intérimaire.
Cette ambivalence se manifeste avant tout sur le plan institutionnel, et ce dès la proclamation du Grand Liban le 1er septembre 1920, devenu un peu plus tard République libanaise après l’adoption de la Constitution le 23 mai 1926, principalement rédigée par Michel Chiha. Dès son origine, le système politique libanais a voulu intégrer dans un même système hybride deux injonctions a priori opposées : d’une part, l’affirmation et la consolidation de l’appartenance et de l’unité nationale ; et, d’autre part, la préservation proportionnelle, culturelle et politique, des communautés. Cela a contribué de fait à créer une fédération non déclarée de communautés au sein d’un système parlementaire unitaire. Largement inspirée du système institutionnel de la IIIe République en France, la Constitution libanaise de 1926 va ainsi s’en distinguer par des dispositions censées être provisoires pour tenir compte de la composition pluricommunautaire du Liban. C’est particulièrement le cas de son article 95 qui stipule qu’« à titre transitoire (...) et dans une intention de justice et de concorde, les communautés seront équitablement représentées dans les emplois publics et dans la composition du ministère sans que cela puisse cependant nuire au bien de l’État ». Cette même disposition sera reprise par la modification de la loi constitutionnelle du 9 novembre 1943 puis, dans son esprit, par la loi constitutionnelle du 21 septembre 1990 – qui prévoit la suppression du confessionnalisme par étapes mais son maintien durant une période intérimaire. Autrement dit, le Liban reste institutionnellement régi depuis près de cent ans par un système hybride, transitoire et intérimaire.
Si le maintien de cette disposition peut toujours se justifier au regard de sa vocation initiale – la préservation du pluralisme confessionnel étant constitutive de l’identité libanaise –, l’expérience d’un siècle de vivre-ensemble au sein de cet espace national a en revanche indiscutablement fait émerger une culture commune allant au-delà de l’appartenance communautaire. Une langue partagée, des mœurs semblables, un attachement aux libertés individuelles, un esprit d’ouverture et de tolérance, une aspiration à la modernité, un attachement aux racines nationales constituent autant de paramètres censés permettre à tous les Libanais de se retrouver. C’est bien le fait que cette expérience de vivre-ensemble ait pu surmonter d’innombrables épreuves durant 100 ans qui a permis au Liban de se prévaloir de son titre de « pays-message » (Jean-Paul II). Or, force est de constater que cette immense valeur ajoutée n’a pas, par le passé, préservé le pays de l’implosion.
Oscillation permanente
Pour éviter de retomber dans la succession d’échecs qui ont conduit à cet effondrement, on ne peut maintenir éternellement cette ambivalence structurelle entre un modèle démocratique reposant notamment sur la séparation des pouvoirs, l’alternance politique, la citoyenneté égalitaire, l’unité nationale, d’une part; et, d’autre part, la tentative non avouée de mise en œuvre d’un système fédéral inachevé, autour de l’équilibre instable des communautés, l’application fluctuante des us et coutumes, les quotes-parts réservées et les interprétations approximatives et sur mesure de la Constitution.
Chaque système politique correspond à des priorités, à une logique culturelle et institutionnelle, et présente des avantages et des inconvénients. En greffant de manière provisoire des éléments caractéristiques de ces deux logiques et en pérennisant ensuite le refus de trancher entre elles, on a fini par se retrouver dans un engrenage de tensions continues et de négociations perpétuelles, accentuées par une dépendance totale à notre environnement géopolitique. En fonction des dirigeants, des alliances et des intérêts du moment, c’est la nature même du régime politique (parlementaire, présidentiel, semi-démocratique, semi-autoritaire...) qui en vient à changer. L’appel au dialogue national au palais présidentiel traduit par exemple cette incapacité de gouverner à travers les institutions déjà existantes et la nécessité de recourir sans cesse à des assises communautaires quasi fédérales qui viennent se superposer au système parlementaire unitaire. Ce modèle inédit et expérimental de démocratie consensuelle, ou démocratie par défaut, reste ainsi à la merci des décideurs communautaires (politiques et responsables religieux, toutes communautés confondues).
L’ancrage structurel de cette ambivalence ne se limite naturellement pas seulement au plan institutionnel et détermine de facto la plupart des comportements politiques et sociologiques du pays. On le retrouve bien évidemment dans l’ambiguïté délétère cultivée par l’ensemble des décideurs qui tiennent tout à la fois un discours confessionnel exacerbé, destiné à leur propre communauté, et un discours démocratique déguisé, destiné à rassurer ou à déstabiliser les autres.
Plus paradoxalement, on trouve également le reflet dans l’évolution du mouvement contestataire, dont certains éléments se sont aussi retrouvés, parfois malgré eux, prisonniers de cette logique. D’où l’oscillation entre des séquences de fraternisation de l’ensemble des composantes de la société libanaise dès lors qu’il s’agit de pointer du doigt la corruption globale de la classe politique ou les conséquences sociales de l’effondrement économique – comme au plus fort de la révolution d’octobre ou ces derniers jours, suite à la nouvelle flambée du taux de change du dollar –, et d’autres moments marqués par des revendications plus communautaires – ciblant par exemple la question des armes détenues par la formation paramilitaire d’une communauté spécifique (le Hezbollah) ou les scènes de discorde confessionnelles du 6 juin. Qu’ils aient été ou non le fruit de manipulations, la survenance de ces épisodes souligne à quel point la rupture symbolique opérée par la contestation demeure fragile et que cette fragilité est potentiellement renforcée par la non-résolution des questions structurelles sur la nature du système politique.
Nouveau départ
Sans dénoncer le bien-fondé originel des dispositions transitoires qui le caractérisent, force est de constater que ce système non clairement défini est devenu la plupart du temps dysfonctionnel et n’inspire plus confiance, ni à l’intérieur ni à l’extérieur, tant ses dispositions et les spécificités culturelles qu’il est censé préserver ont été instrumentalisées à des fins de domination politique. Pour le réformer, il faudrait donc nécessairement sortir de cette ambivalence structurelle qui rend l’intérêt communautaire prioritaire, et l’intérêt national conjoncturel et occasionnel.
Toutes les sociétés humaines sont pluriculturelles et structurées à travers un processus dynamique et continu de négociation autour de paramètres identitaires bien définis. Ce sont les mêmes depuis leur énumération, près de cinq siècles avant J.-C., par Hérodote – « la langue, la race, la religion et les mœurs » – et que l’on retrouve a contrario (« sans distinction ») 2 500 ans après dans les différentes Chartes des Nations unies. Pour sauver l’héritage si précieux de plusieurs siècles de vivre-ensemble dans un environnement toujours plus imprévisible, il est essentiel de redéfinir ensemble un cadre institutionnel rationnel et cohérent, et permettant à cette négociation identitaire de se tenir de manière apaisée. Au-delà des revendications économiques et sociales essentielles, c’est également à ce nouveau départ que la poursuite du mouvement du 17 octobre doit nous mener.
Par Bahjat Rizk
Avocat et écrivain. Dernier ouvrage : « Les paramètres d’Hérodote » (éditions L’Orient-Le Jour, 2009).
En revanche, dans cette région du monde: Dans ces cas de figure: Une seule option a toujours été appliquée ( malheureusement parce les civil et populations n'ont jamais su vivre et accepter l'autre tel qu'il est ) : La solution d'un pouvoir militaire qui mettra "au pas" tout ce monde et muselera toute personnes qui dira "non" et évidemment mettra de côté toute la classe politique qui devra laisser apparaitre une nouvelle classe dirigée par l'armée. C'est ce qui se passe en Egypte, en Irak, en algérie, en Turquie et la syrie à une époque. Il y aura une classe politique "fantoche" pour la forme mais l'armée dirigera tout de A à Z . C'est la solution ( malheureuse) mais qui serait applicable à terme. Donc la classe politique actuelle devrait prévoir ceci parce que ca sera la seule option pour unifier le pays "par la force" et sans état d'âme / caprice/ revendications communautaires ou autres. Le liban a rejoint les pays de la région dans leur mode de fonctionnement malheureusement.
22 h 27, le 20 juin 2020