
Des forces de sécurité tentent de contenir des partisans du Hezbollah lors d’une confrontation avec des manifestants antigouvernement le 6 juin 2020 à Beyrouth. Ali Hashiso/Reuters
Le 6 juin 2020 serait-il semblable à ces journées sombres qui marquent d’une pierre noire la lente descente aux enfers du Liban plural et tolérant ? À l’instar des multiples moments de fureur confessionnelle où le cœur brouillé par le ressentiment et obscurci par la haine, des hordes fanatisées se laissent aller à des manifestations de turpitude politique et morale et de vociférations indignes, voilà que sur le Liban meurtri s’abat à nouveau la chape de plomb du fanatisme religieux. Il faut s’extraire de la quiétude aseptisée des analyses politiques pour mesurer la profondeur des abysses dans lesquelles le Liban sombre. Comment s’expliquer que, dans le Liban du sursaut pour l’instauration de l’État de droit, de l’intégration nationale et de la fraternité civique, des bandes de jeunes illuminés profèrent des insultes dont la charge sacrilège délibérée n’échappe à personne et s’en prennent à Aïcha, « la mère des croyants » ? Ou que d’autres s’attaquent en retour à la figure du calife Ali, à sa famille et à sa fille ? Que quelques autres encore pénètrent avec l’humeur de justiciers de bazar menant une razzia de dégradation urbaine dans des quartiers pour y toiser leurs habitants chrétiens ?
On reste bien entendu perplexe devant ces débordements nauséabonds dont on ne voit pas au-delà de l’affront vexatoire comment ils se raccordent aux problèmes et enjeux en cours. À moins que dans l’esprit agité des fauteurs de troubles ces actes sont supposés participer du débat national. On reste surtout abasourdi et atterré devant cet étalage de violences primaires. Tel un amoncellement de nuages porteurs d’orages communautaires, elles semblent annoncer le retour du Moyen Âge intellectuel dans un pays qui s’identifiait à un espace et à un message de convivialité. Le Liban pouvait pourtant se vanter d’avoir su, contre vents autoritaires et marées idéologiques, préserver une part de modernité chèrement arrachée à la régression religieuse qui a touché la région. Avec ses élites intellectuelles, scientifiques et artistiques, le pays du Cèdre avait offert au monde arabe une autre image que celle renvoyée par l’obscurantisme ambiant. Du moins le croyait-on. Or voilà qu’un flot de grossièretés portées par une « théologie » de rues, ou plutôt de venelles et de bas-fonds malodorants, tient lieu d’arguments et de mots d’ordre. Les espoirs soulevés par le souffle révolutionnaire avaient pourtant hissé à hauteur d’humanité les revendications de justice, d’égalité, de citoyenneté et de démocratie. Comment continuer à espérer l’avènement d’un État civil quand une partie de la population est susceptible de se mobiliser pour rejouer prétendument des scènes d’une querelle successorale vieille de près de mille cinq cents années ? Quand, dans un pays de culture et d’universités dont les plus prestigieuses au Moyen-Orient, s’élèvent des cris, venus de la pire des mémoires, qui sont une invite à peine assourdie aux ratonnades et potentiellement, osons le dire, au meurtre, la révolution alors risque d’épouser les contours d’une illusion… Qu’est-il donc arrivé à la révolution libanaise pour qu’une béance sociale se soit ouverte par laquelle se sont déversées insanités et inepties qui ne laissent qu’inquiétude et haut-le-cœur de dégoût ?
Retraite tactique
Il est arrivé à la dynamique révolutionnaire libanaise ce qui arrive à tous les soulèvements qui aspirent au changement : un moment d’arrêt sur un chemin qui ne fait que commencer. Pourtant, la force de la contestation sociale s’était concrétisée par la chute du gouvernement, faisant reculer une classe de politiciens au professionnalisme confessionnel avéré. On ne peut pas ignorer la portée de cette victoire politique dont la symbolique incontestable montrait que l’on pouvait faire échec à des jeux longtemps éprouvés de combinaisons d’affaires et d’alliances de circonstances. Une classe politique déconsidérée dont les représentants les plus connus, y compris le dernier arrivé, le secrétaire général du parti de Dieu, faisait désormais figure de caste de réprouvés.
Ce premier temps de la révolution fut éminemment moral, comme un cri surgi des tréfonds de l’être collectif libanais, l’équivalent d’une prise de conscience de l’étendue du malheur et de la rapacité criminelle des responsables du destin national. Presque honteux, comme s’ils n’étaient pas tout à fait convaincus de leur culpabilité, plaidant déjà les circonstances atténuantes mais incapables en définitive de soutenir la réprobation populaire, les représentants déchus du désordre public s’effacèrent. Sans disparaître, en se fondant pour la plupart dans l’anonymat de la désolation ambiante, empruntant pour les plus cyniques des airs de contrition circonstancielle, jurant de leur bonne foi et des obstacles mis à leur action, pour s’avancer vêtus, comme chez le poète, « de probité candide et de lin blanc ». Illusion ! La retraite était tactique, on le savait ; bientôt confortée par cette aubaine inespérée d’une pandémie. Aubaine presque divine pourrait-on dire, n’était-ce la cohorte des malades et des morts ainsi que la désolation économique qui l’ont accompagnée. En exigeant une équipe d’experts en lieu et place du gouvernement, la volonté populaire croyait se ménager la voie de la transition politique.
L’exercice avait ses limites, attendues, mais dont on allait se rendre compte trop tard. Sous couvert d’expertise, la formation de ce gouvernement répondait exclusivement au rapport des forces. Comment pouvait-il en être autrement dans un pays devenu le front avancé de la stratégie militaire iranienne ? L’expertise n’était qu’alibi. Elle allait servir de cache-misère, laissant les politiques défendre le pré carré de leurs intérêts et bloquant toute démarche à finalité décisionnelle. Certes, un technocrate n’est pas par vocation un homme politique. Sa fonction le destine au conseil pas au commandement. Sa légitimité lui vient d’un savoir pas d’un pouvoir. C’est dire qu’à défaut d’avoir l’appui des électeurs, il ne peut compter que sur son caractère, s’il en a, pour forcer la décision... La politique de salut public, qui devait être la sienne pour des temps exceptionnels, n’a pas résisté au piège d’une politique du spectacle public où dire, c’est faire. L’expert aura en définitive servi le politique et l’aura déchargé de ses responsabilités pour mieux conforter son autorité. Étrange inversion ! Nul n’ignore certes la difficulté d’agir d’une formation ministérielle composée de femmes et d’hommes devant diriger un pays où le gouvernement véritable ne siège pas au gouvernement. Nul ne minimise non plus le don de soi que nombre de ministres honnêtes et compétents ont consenti pour tenter de freiner le désastre. Mais pas plus qu’une série d’expertises ne font une politique, une collection d’experts ne fait pas un gouvernement. Le temps est à l’action. Ce qui était attendu ne tenait pas à des réformes mais à des mesures d’urgence. Elles ne sont pas venues. Pas plus que la détermination du président du Conseil des ministres. Par la suite, une société confinée du fait du virus a été contrainte de geler ses courageuses initiatives forcément contrariées. Le cycle des causes et des conséquences fut ainsi bouclé. À la désorganisation coupable des acteurs du soulèvement, confirmée samedi dernier, répond l’immobilisme, mortel à terme, du gouvernement et des autorités publiques. Si rien n’est fait, qui ne voit poindre l’effondrement d’une société qui sera alors livrée à elle-même ?
Une exécration faite révolution
C’est dans ce contexte que les imprécations du 6 juin prennent toute leur gravité. L’échange d’insultes fut à la mesure de l’impasse provoquée et orchestrée par ceux que le vent de la fronde menaçait hier de balayer. Il n’y a rien là de très neuf, nous dira-t-on. La guerre civile et même le soulèvement du 17 octobre n’ont pas été exempts d’insanités verbales. Certes, mais la guerre est, on veut le croire, derrière nous. À moins, que certains œuvrent à son retour. Quant aux excès verbaux des manifestations d’octobre, ils étaient signes de santé révolutionnaire, proportionnels à la frustration ressentie, répondra-t-on aussi. Tous les hommes politiques furent alors conspués, certains d’ailleurs plus et surtout plus vulgairement que d’autres. Tout le monde a en tête le « gendre républicain », qui fut pris comme le symbole même de l’autorité honnie (alors qu’il ne la détient pas) et dont l’injure chantée a servi d’antienne à la révolution en marche. L’insulte ad hominem ne devrait pas avoir sa place en démocratie et dans tout régime politique qui se respecte. Surtout quand il est question dans ces attaques verbales de l’honneur de la mère d’un politique dont on ne comprend pas en quoi elle pourrait être rendue responsable des agissements de son fils. Malheureusement, l’histoire des révolutions nous apprend – ce n’est là nullement une excuse mais un constat – que des femmes et des hommes ont pu retenir et fixer la vindicte populaire. De Marie-Antoinette à Raspoutine, pour s’arrêter à ces deux exemples, le pouvoir à abattre passait par l’attaque et la détestation d’un porteur de pouvoir. Dans le cas du « gendre » l’insulte politique ne visait pas tant l’homme que ce qu’il représente : une classe politique toute entière pétrie d’embrouilles et d’ententes, de corruption et mensonges. L’homme, à tort ou à raison, avait fini par la résumer. Il en était aux yeux du peuple la quintessence. En somme, l’incarnation d’une exécration faite révolution.
Mais comment comprendre que l’on s’en prenne à des signes religieux, à des personnages qui appartiennent à l’histoire sainte des religions ? À coup sûr, c’est là un changement de registre, lourd de sens, qui s’est opéré. Nul ne doit être dupe de cette politique de transfert symbolique, de translation d’un plan à un autre, du plus vil des ressorts de la mobilisation. Alors que l’unité nationale était possible autour de revendications démocratiques et sociales et de promotion citoyenne, voilà que la volonté de briser et de désunir a emprunté au vocabulaire du sacrilège ses attaques les plus basses. Il est évident que l’insulte à la religion a ici la force du boulet de canon. Ceux qui y ont eu recours y ont pensé. Comme ils ont dû penser que les religions au Liban sont l’ultime rempart des identités. Elles atteintes, et c’est le dieu de la guerre qui prend aisément la place du dieu des préceptes. Ce ne sont pas les religions qui tuent. Ce sont les faussaires de Dieu qui sont les instigateurs du crime.
Manipulation des esprits et des cœurs
Des éléments de guerre civile pointeraient-ils donc derrière cette stratégie ? À n’en pas douter. Le sentiment de perdre pied, l’idée que l’obéissance peut s’éroder à l’épreuve de la faim et du sombre avenir qui guette peuvent transformer le plus mécréant des hommes politiques en zélateur courroucé de la divinité offensée. On savait les seigneurs de la guerre sans cœur et sans pitié. Leurs hauts faits en témoignent. On les savait pour certains d’entre eux, désignés comme les pilleurs du Trésor public, sans conscience ni retenue. On ne les pensait pas sans âme, tentés encore et encore par la manipulation des esprits et des cœurs et de cette part d’humanité qui dans chaque être fait se tenir entre elles les solidarités terrestres et la tolérance et le respect de toutes les convictions y compris célestes.
Toutefois, il ne sert à rien de combattre une sédition religieuse programmée par la répression et la réprobation. Le meilleur moyen serait encore d’accélérer la mise en œuvre d’un pôle pénal spécial destiné à juger les responsables d’un des casses d’État les plus spectaculaires de tous les temps et de les empêcher de détourner l’attention des citoyens vers de mortelles agitations. Le Liban s’est effondré à la suite du pillage par ses dirigeants des ressources et des richesses publiques. Les États s’effondrent généralement du fait de la guerre, de l’occupation et des défaites militaires. D’autres s’affaiblissent du fait de désastres écologiques ou de crises économiques ou encore de choix politiques inadéquats. Bien que la faillite libanaise partage nombre de caractéristiques avec celle d’autres pays en défaut de paiement, tels la Grèce ou l’Argentine, sa raison majeure demeure le pillage organisé des biens publics par une « élite » toujours dirigeante. Ce pillage a été accéléré par les trafics aux postes frontières et aux douanes et la clientélisation de la fonction publique. L’origine du mal est claire. Le remède aussi. Dès lors, on ne voit pas comment le pays pourrait se rétablir sans se débarrasser de ceux qui ont contribué à son désastre. Le vrai dilemme est qu’on ne sait toujours pas comment se défaire d’eux avant qu’ils n’emportent le Liban avec eux.
Par Joseph MAÏLA
Professeur de relations internationales à l’Essec (Paris). Ancien recteur de l’Université catholique de Paris et ancien vice-doyen de la faculté des lettres et des sciences humaines de l’USJ.
J’irai jusqu’à dire que même la religion n’y est pour rien. Le malheur de ce pays est le manque de patriotisme. Sous les slogans qui prétendent défendre une religion se cachent des traitres qui ont toujours œuvré pour des pays étranger pour mieux dominer le pays. Nasrallah qui attise le feu des religions n’en a cure des chiites il veut rester le coq et avec ses armes menacer l’équilibre de toute La région pour sauver la face des Iraniens et faire pression sur les pays civilisés en prenant pour otage les libanais car il sait très bien qu’en tant que nations Civilisés , , protégeant les droits de l’homme face à lui ils n’iront pas tuer des innocents pour le sortir de son trou qui se trouve comme par hasard dans une banlieue surpeuplée. S’il était celui qu’il prétendait et qu’il voulait vraiment montrer au monde qu’il est si fort alors pourquoi ne pas se positionner dans une région loin des civiles pour savoir ce qu’il vaut vraiment avec ses armes. Il sait qu’il ne tiendrait pas, ne serait ce que quelques heures. Prendre des civiles pour otages n’est pas un acte héroïque ça s’appelle de la lâcheté.
11 h 32, le 17 juin 2020