Rechercher
Rechercher

Moyen-Orient - LIBYE

Khalifa Haftar, chronique d’une débâcle annoncée

Les enjeux en cours dépassent largement la mise en échec militaire du maréchal. La bataille de Syrte marquera un nouveau tournant dans un conflit presque entièrement géré à distance par certaines grandes puissances.

Khalifa Haftar, chronique d’une débâcle annoncée

Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi (au centre) recevant au Caire, le 6 juin, le maréchal Khalifa Haftar (à droite) et le président du Parlement libyen, Aguila Saleh. Egyptian Presidency/HO/AFP

C’est la gorge nouée et les traits tirés que Khalifa Haftar s’est rendu au Caire, mercredi 3 juin, afin de s’entretenir avec le président Abdel Fattah al-Sissi. C’est en silence qu’il s’est tenu aux côtés de ce dernier lors de la conférence de presse annonçant, samedi, l’initiative égyptienne pour une sortie de crise du conflit libyen. Avec comme un air d’évidence : celui qui se présentait comme l’homme providentiel d’un pays en proie aux luttes fratricides semble avoir perdu beaucoup, sinon tout, de ses attributs d’homme fort de l’Est libyen.

En images comme sur le terrain, c’est incontestablement un leader à bout de souffle qui se voit contraint de plier sous les demandes de ses parrains internationaux. « Il a pris conscience que le jeu est fini. Maintenant, il s’agit simplement de garder la tête hors de l’eau », observe Tarek Megerisi, chercheur spécialiste de la Libye au European Council on Foreign Relations.

Lire aussi

Le gouvernement de Tripoli déterminé à prendre le contrôle de toute la Libye, affirme Sarraj

Les récents retraits militaires, à Tripoli, Tarhouna ou al-Watyia, sont présentés par Khalifa Haftar comme autant de « replis tactiques » prémédités, prémices à la négociation d’une solution politique. Une manière de sauver la face, quand les faits parlent d’eux-mêmes : après plusieurs semaines de défaites humiliantes dans le conflit qui l’oppose aux forces du Gouvernement d’union nationale (GNA) de Fayez el-Sarraj, celui qui s’était imposé en 2014 par la reconquête de Benghazi des mains des jihadistes se voit aujourd’hui contraint de soutenir l’initiative de trêve proposée par l’Égypte afin de limiter les pertes. « Le cessez-le-feu a pour objectif de freiner l’effondrement du général Haftar. Il s’agit de bien plus que de quelques pertes en l’espace de quelques semaines. C’est l’ensemble du projet qui a été construit ces six dernières années qui est menacé », estime Tarek Megerisi. La « déclaration du Caire », conditionnée au retrait des forces étrangères et au désarmement des milices, a été promptement rejetée par le GNA. « Nous n’avons pas commencé cette guerre, mais nous sommes ceux qui décidons où et quand elle se termine », a déclaré son porte-parole. Les forces du gouvernement de Tripoli, qui ont repris l’avantage militaire grâce à une série de victoires parmi lesquelles la reprise totale de la capitale et de ses environs, sont résolues à poursuivre l’extension des positions stratégiques vers l’est, notamment pour les sites pétroliers du bassin de Syrte, dont la bataille est toujours en cours.Une solution politique représente donc l’ultime recours qui permettrait au maréchal Haftar de négocier un gain malgré l’échec de la campagne militaire amorcée en avril 2019. « Il se peut qu’il tente de se préserver un rôle. Mais en tant que figure nationale, Khalifa Haftar est mort », remarque Jonathan Winer, ancien envoyé spécial des États-Unis en Libye. L’homme qui avait misé sur sa supériorité militaire, l’homme des Égyptiens, des Émiratis, des Russes et des Français, celui qui avait annoncé qu’il allait prendre Tripoli en quelques jours se retrouve aujourd’hui au pied du mur, acculé à renoncer à la force des armes.

Un Sissi à la sauce libyenne

Il semble loin le temps où le leader était réhabilité par les Français, qui voyaient en lui le principal rempart contre le terrorisme et une réponse au chaos régnant depuis la chute du dictateur Mouammar Kadhafi, en 2011. Bien loin aussi, le temps où le maréchal de l’Est, principal frein à une issue politique, se permettait de refuser l’initiative russe pour un cessez-le-feu.

Pour comprendre les étapes qui ont mené aux images du Caire, et à la déconfiture de Khalifa Haftar, il faut remonter un peu plus d’un an en arrière.

Jeudi 4 avril 2019. Le maréchal lance une offensive d’envergure pour la conquête de Tripoli, avec pour objectif de « s’approprier l’argent, les ressources et le pouvoir afin d’imposer une dictature militaire entièrement sous son contrôle », explique Jonathan Winer. Il est à la tête de l’Armée nationale libyenne (ANL), composée de forces hétéroclites dont d’anciens officiers de l’armée libyenne, des miliciens, mais aussi des salafistes, et se pose alors en pourfendeur des jihadistes, ne cachant pas son aspiration à accéder au pouvoir à la manière forte d’un Abdel Fattah al-Sissi. Le maréchal de 76 ans s’appuie pour cela sur son contrôle de la Cyrénaïque, fief de l’Est libyen depuis lequel il soutient un gouvernement parallèle qui s’oppose au GNA basé à Tripoli. Pour ses soutiens internationaux, de la France aux Émirats en passant par l’Égypte, il incarne la solution face à la montée des Frères musulmans, le rempart idéal contre les forces jihadistes dans la région et la fin du cycle d’enlisement du pays depuis la mort de Kadhafi. C’est l’histoire d’un Sissi à la sauce libyenne : l’espoir d’une dictature militaire comme seul remède efficace aux chantiers avortés des printemps arabes.

L’offensive du 4 avril prend de court la communauté internationale, notamment l’ONU qui, via son envoyé spécial Ghassan Salamé, se préparait à la tenue d’une conférence nationale le 15 avril à Ghadamès. Elle n’aura jamais lieu. Le 18 avril, le Conseil de sécurité des Nations unies se réunit. Mais il est divisé et incapable de faire émerger une position commune. Depuis, le dossier libyen restait sans solution militaire ou politique.

« Il n’a jamais été l’équivalent de Bachar el-Assad »

Le GNA, abandonné par la même communauté internationale qui le reconnaît, se tourne alors vers la Turquie qui engagera, quelques mois plus tard, ses intérêts en mettant en place « une solution militaire complète, des systèmes de défense antiaérienne, des drones, une présence maritime, des renseignements, et en renforçant la motivation des Libyens avec des supplétifs syriens », note Jalel Harchaoui, spécialiste de la Libye au sein de l’unité de recherche des conflits au Clingendael Institute, à La Haye. À partir de décembre 2019, le volontarisme de l’intervention turque sera l’élément décisif qui fera tourner le vent en faveur du GNA, permettant « à l’Ouest de repousser les forces de l’Est en dehors de leurs territoires », observe Jonathan Winer.

En parallèle, la Russie semble tempérer son soutien aux forces de Haftar. « Spécialiste de l’ambiguïté et de l’ambivalence, la Russie cherche à maintenir toutes ses options ouvertes et ne veut pas être liée au destin d’un personnage local comme le maréchal Haftar », relève Jalel Harchaoui. Le 13 janvier 2020, Khalifa Haftar refuse, à Moscou, de signer l’accord de cessez-le-feu sponsorisé par la Russie. Les cartes russes semblent se révéler : « La Russie a peut-être envoyé les mercenaires du groupe Wagner et déployé des forces aériennes pour soutenir Haftar, mais ce dernier n’a jamais été l’équivalent de Bachar el-Assad pour Moscou. Il n’est pas un allié de toutes circonstances, mais plutôt un outil pour s’insérer dans le jeu libyen, avec comme objectif plus long de maintenir un équilibre stratégique entre le GNA et l’ANL », estime Samuel Ramani, chercheur en relations internationales à l’université d’Oxford.

Malgré les 14 mois de bataille, le maréchal Haftar ne parviendra jamais à la conquête annoncée de la capitale. Un revers qui ouvrira la voie à d’autres déroutes militaires et signera le début de la fin. Avec l’engagement turc puis les tergiversations russes, celui qui avait tour à tour misé sur l’appui égyptien, le parrainage russe, la diplomatie française ou les financements émiratis pour gagner le bras de fer sur le terrain voit l’internationalisation du conflit se retourner à son désavantage.

Lire aussi

Les forces du GNA affirment contrôler tout Tripoli et sa banlieue

Le début des pourparlers russo-turcs autour de la Libye, en réplication du modèle syrien, donne également au conflit une autre allure, celle d’une arrière-cour dont le sort se décidera à Moscou et à Ankara davantage qu’à Tripoli ou à Benghazi. « Le rôle des Russes est précisément de mobiliser une réputation construite en Syrie pour s’imposer en Libye comme intermédiaire entre la Turquie d’un côté, l’Égypte et les Émirats de l’autre, et tenter ainsi de faire passer leurs intérêts entre les deux », estime Tarek Magerisi.

Haftar est le principal perdant de cette stratégie russe qui consiste à céder certaines positions, seulement pour mieux consolider son rôle d’arbitre entre les parties. « Empêcher les Européens d’accéder aux ressources énergétiques et projeter l’image d’une Russie qui est un acteur-clé sans qui aucune décision internationale ne peut être prise est une priorité pour le Kremlin, qui ne peut pas résoudre le conflit en Libye, et qui en réalité n’essaie même pas », note Anna Borshchevskaya, spécialiste de la politique russe au Moyen-Orient au sein du Washington Institute.

L’homme providentiel s’effondre comme un château de cartes

La marginalisation croissante du rôle de l’ONU, symbolisée par la démission de Ghassan Salamé le 2 mars 2020, précipite l’enlisement du processus de paix et des perspectives de sortie de crise. Bani Walid, Urba, al-Watiya et Tarhouna : en quelques semaines, les forces loyalistes récupèrent des positions stratégiques du général Haftar qui accumule les défaites et voit les défections se multiplier dans ses rangs. Suite à une entente turco-russe, les quelques milliers de mercenaires du groupe Wagner, déployé par la Russie depuis fin 2018 en soutien à la LNA, se replient vers l’est.

À l’Est également, le soutien s’effrite. Le président du Parlement libyen, Aguila Saleh, émerge comme une figure critique et s’impose en rival. Le 27 mai, il rencontre les chefs des milices qui ont combattu aux côtés du maréchal – en l’absence de ce dernier. Le socle populaire s’effondre. « Haftar n’est pas aimé par les populations de l’Est à qui il a été imposé. Elles n’ont collaboré avec lui que parce qu’il était fort », observe Tarek Megerisi. Ce qui s’annonçait comme l’irrésistible ascension d’un ambitieux collaborateur de la CIA tombé dans l’oubli, puis ressuscité à la faveur du soulèvement de 2011, s’effondre comme un château de cartes. « La popularité de Haftar, déjà diminuée, a fini de se réduire comme peau de chagrin au fur et à mesure que sa force militaire a été mise en échec », estime Jalel Harchaoui.

La décomposition express du clan Haftar s’explique avant tout par la structure particulièrement hétéroclite de ses soutiens. Contrairement à l’Égypte, la Libye ne dispose ni d’une armée solide ni d’une culture étatique forte. Beaucoup des contingents qui s’étaient ralliés à Haftar l’avaient fait moins par véritable conviction pour la vision de l’homme – réduite aux volets politico-sécuritaires – que par intérêt, dans l’espoir de s’associer au gain des vainqueurs. « Haftar a toujours parlé d’armée pour désigner ses forces, mais ce n’est pas une armée, plutôt une mosaïque de milices de différentes villes ayant des intérêts divergents. Maintenant que Haftar ne peut plus leur apporter ce qu’ils espèrent, certains passent des accords avec le gouvernement de Tripoli, d’autres s’enfuient en disant qu’ils ne vont pas mourir pour ça », explique Tarek Megerisi.

Mais celui dont le parcours est parsemé de départs forcés et de retours inespérés n’a peut-être pas encore tout perdu. Ironie de l’histoire, c’est dans la ville de Syrte, ancien fief de Kadhafi, que se jouera peut-être le sort de celui qui s’était allié à la CIA dans l’espoir de renverser son ancien camarade de l’Académie militaire. Alors que la bataille pour le contrôle du croissant pétrolier de Syrte, grand symbole de la ligne de division entre l’Est et l’Ouest libyens, bat son plein, l’ancien homme fort de l’Est mise sur le soutien de son allié égyptien pour maintenir ses positions, et une place dans l’échiquier politique. « La signification de cette bataille est monumentale, il s’agit d’une bataille planétaire. Si l’Égypte n’investit pas, le GNA et avec lui la Turquie peuvent l’emporter, et aller plus loin : la Turquie aura récupéré l’ensemble du pays. Syrte est une petite ville de 90 000 habitants, mais elle est cruciale. Comme une petite fêlure dans un pare-brise, qui permettra à l’ensemble de s’écrouler », observe Jalel Harchaoui.

Les enjeux en cours dépassent donc largement la mise en échec militaire du maréchal Haftar. Quelle que soit l’issue de la bataille de Syrte, elle marquera moins la fin de la guerre qu’un nouveau tournant dans un conflit désormais presque entièrement géré à distance par certaines grandes puissances, à l’exclusion d’autres, en premier lieu des puissances européennes, dont la guerre en Libye marque une fois de plus la mise hors jeu sur le terrain régional.

C’est la gorge nouée et les traits tirés que Khalifa Haftar s’est rendu au Caire, mercredi 3 juin, afin de s’entretenir avec le président Abdel Fattah al-Sissi. C’est en silence qu’il s’est tenu aux côtés de ce dernier lors de la conférence de presse annonçant, samedi, l’initiative égyptienne pour une sortie de crise du conflit libyen. Avec comme un air d’évidence :...

commentaires (6)

Quant au jeu de la Russie , elle pourrait céder a la Turquie cette victoire des frères musulmans contre un retrait turc de Syrie, pays qui interesse Saint Vladimir de beaucoup plus près . Ainsi va le monde.

Chucri Abboud

02 h 08, le 10 juin 2020

Tous les commentaires

Commentaires (6)

  • Quant au jeu de la Russie , elle pourrait céder a la Turquie cette victoire des frères musulmans contre un retrait turc de Syrie, pays qui interesse Saint Vladimir de beaucoup plus près . Ainsi va le monde.

    Chucri Abboud

    02 h 08, le 10 juin 2020

  • La France du temps de sarko le nabot et de son complice bhl tombait le torse face à kaddafi en nous promettant une Libye libérée de son dictateur et remise à des forces démocratiques et patati et patata .... Et patatras, honteusement la France se fait doubler par la Turquie et la Russie de Poutine qui a toujours été contre l'invasion de la Libye par ces forces de la prédation occidentale . Dites nous donc les donneurs de leçon quels étaient vos véritables desseins en Libye, en Irak et en Syrie du héros BASHAR ? ???????? Destruction et désolation, rien de plus.

    FRIK-A-FRAK

    16 h 04, le 09 juin 2020

  • La Libye ayant participé a la destruction du Liban se retrouve, comme la Syrie, totalement dévastée. Haftar, GNA, ou tout autre Haftar n'apporteront rien de plus a ce pays. Il restera avec la Syrie, une scène ou les grandes puissances régleront leur comptes avec la participation des plus petites régionales. Bashar, Haftar, Hassouna de simples pions sur un échiquier life!

    Pierre Hadjigeorgiou

    13 h 57, le 09 juin 2020

  • LES EUROPEENS POURTANT PREMIERS CONCERNES PAR LA CRISE LYBIENNE SONT ABSENTS ET LAISSENT LA PLACE AU TURC ET A LA RUSSIE .

    LA LIBRE EXPRESSION

    11 h 36, le 09 juin 2020

  • Super papier: un bon panorama de la situation, pourtant si confuse, qui règne en Libye, avec des déclarations exclusives.

    Marionet

    08 h 43, le 09 juin 2020

  • Maréchal Haftar? C'est a peine si on peut le considérer un sergent... Quel clown!!

    Fadi Chami

    07 h 29, le 09 juin 2020

Retour en haut