Critiques littéraires Romans

Désacraliser le pouvoir

© Bu3azzam

Au pays du Commandeur de Ali al-Muqri, traduit de l’arabe (Yémen) par Ola Mehanna et Khaled Osman, éditions Liana Levi, 2020, 160 p.

Le narrateur est un romancier qui n’arrive pas à joindre les deux bouts. Sa femme souffre d’un cancer, ce qui accroît les dépenses et le met au désespoir. Il vit au Caire et voilà que l’un des assistants du Commandeur le repère et le sollicite pour écrire une biographie du tyran qui règne sans partage sur un pays voisin. Les détails calqués sur la réalité historique nous invitent à deviner sans embarras qu’il s’agit du leader libyen Mouammar Kadhafi. Beaucoup d’écrivains, dans la vie réelle, se sont prêtés à l’exercice avec des titres laudateurs comme Le Prophète du désert ou autres dans l’espoir d’une récompense matérielle substantielle. C’est d’ailleurs ce qui amènera notre romancier à accepter l’offre et le séjour dans la cour du despote dans l’espoir de pouvoir payer le traitement de sa femme.

C’est le règne du Big brother, tout le monde a peur de tout le monde, il faut monter sur les toits pour échanger quelques mots sincères de protestation loin des micros et des caméras de surveillance. Un pays sans loi où le Commandeur impose son diktat à tous les échelons ; même ses enfants le craignent. Le romancier intègre une commission d’écriture de la biographie du Commandeur qui donne lui-même le ton, réunit ses scribes et regarde vers le haut en énonçant ses magnifiques réalisations dans tous les domaines de l’activité humaine puis se retire sans avoir même daigné jeter un regard sur ceux qui le suivaient des yeux avec vénération tout le long de son laïus. Dans ce tête-à-tête avec lui-même, il ose se comparer au Prophète de l’Islam et notre biographe propose même, dans l’atmosphère de surenchère qui règne sur le comité d’écriture, de diviser le livre en 99 chapitres correspondant aux « Beaux Noms de Dieu » dans la tradition musulmane. Mais le leader affublé de tous les qualificatifs possibles n’osera pas affronter la comparaison et propose 101 gemmes. Les écrivaillons se chargeront de proposer pour tous les chapitres des attributs en concurrence avec ceux de Dieu : Le Vénérable, le Désirable, le Connaissant, l’Immortalisé, le Havre, le Tout, le Seigneur…

Pourtant, des murmures de rébellion fusent dans l’entourage du biographe, il lui parvient des histoires de vies brisées du fait du prince. C’est la peur au quotidien comme moteur du culte de la personnalité alors que l’écriture va bon train au fil des trouvailles les plus élogieuses, et le romancier ne parvient pas à avoir des nouvelles de sa femme malade. Entre-temps, la fille du Commandeur arrive à le convaincre de se marier avec elle en cachette, privilège qu’il ne saura refuser.

Le récit manque de couleur même s’il se réfère à Carlos Fuentes dans L’Année du bouc ou à Gabriel García Márquez dans L’Automne du patriarche comme exemples à imiter. On dirait que la pesanteur du Commandeur arabe écrase le texte qui se déroule dans un style tout aussi policé. Même dans la deuxième partie du roman qui voit sonner la fin du tyran et qui devrait rendre compte d’un délire de libération, l’écriture reste retenue tout comme les sujets qui n’arrivent pas à croire à la fin du cauchemar et n’osent pas se manifester par peur d’un retournement de la situation.

La fin arrive, la peur se libère en haine, la violence subie par la population pendant des décennies finit par se retourner contre le dictateur qui connaîtra une fin atroce, inouïe. Des tyrans arabes sont tombés du fait de ce printemps inachevé, d’autres sont toujours en poste et la fiction romanesque arabe n’aura de cesse d’exprimer cette plaie moyen-orientale qu’est la dictature toujours oppressante et souvent sanglante. Après une longue suite d’ouvrages, le romancier yéménite Ali al-Muqri participe avec son dernier roman, Au pays du Commandeur (dont la traduction est parue chez Liana Levi), à cette entreprise de désacralisation du pouvoir absolu et barbare.

Au pays du Commandeur de Ali al-Muqri, traduit de l’arabe (Yémen) par Ola Mehanna et Khaled Osman, éditions Liana Levi, 2020, 160 p.Le narrateur est un romancier qui n’arrive pas à joindre les deux bouts. Sa femme souffre d’un cancer, ce qui accroît les dépenses et le met au désespoir. Il vit au Caire et voilà que l’un des assistants du Commandeur le repère et le sollicite pour...

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