Rechercher
Rechercher

Lifestyle - Arts manuels

Les petits bateaux de Ghassan el-Bakri pris dans la tempête libanaise

À 32 ans, cet artiste-artisan déjà réputé à l’international tente de poursuivre son rêve à contre-courant, malgré des conditions socio-économiques de plus en plus difficiles qui pourraient le contraindre à fermer son atelier à Mina, Tripoli.

Ghassan el-Bakri dans son atelier à Mina, Tripoli. Photo DR

À Tripoli, où des violences éclataient encore il y a quelques semaines et où l’armée est désormais déployée en permanence, on ne sait plus très bien comment une bonne partie des habitants parvient encore à subsister d’un jour à l’autre. Le petit patrimoine culturel, durement acquis au cours des dernières années par une jeune génération prise par le fol espoir de changer l’image de sa ville, risque également sa survie. Parmi cette génération, Ghassan el-

Bakri, architecte devenu artiste-artisan sur les traces de son père, n’a d’autre choix que de constater avec amertume qu’il n’y a pas que ses maquettes de bateaux qui partent à la dérive aujourd’hui, c’est le pays tout entier, avec sa ville en ligne de mire, qui prend le large…



Une reproduction miniature d’un bateau phénicien par Ghassan el-Bakri. Photo DR

« À l’heure qu’il est, je ne suis plus sûr de pouvoir rester au Liban. Nous sommes arrivés à un point où nous ne savons plus si nous allons pouvoir encore vivre ici. On ne se sent plus libres, notre dignité a été bafouée pendant trop longtemps, et ça ne fait qu’empirer. Ne serait-ce que parce que nous ne sommes pas tous égaux devant la loi… Au fond, je n’aspire qu’à une chose : être un citoyen normal et patriote, payant des taxes pour le bien-être de mon pays. Je rêve d’un Liban paisible où l’on pourrait travailler et vivre normalement », déplore le modéliste, avant d’ajouter : « J’ai beaucoup d’amis qui ont essayé et essayent toujours de créer une vraie scène artistique à Tripoli. Mais le résultat est encore trop limité, à chaque fois il y a quelque chose qui se passe au Liban et qui nous freine : la révolution, la crise économique, le confinement… Je ne peux pas me dissocier de la vie politique, je ne suis pas seulement un artiste, je suis un citoyen libanais, et je me sens mal quand le pays souffre. »

Depuis 2017, Ghassan el-Bakri est artisan indépendant. Dans son atelier, il confectionne des miniatures de voiliers, de frégates, de paquebots, de corvettes, qui sont commandées d’un peu partout dans le pays, ainsi qu’à l’international – il dit avoir travaillé avec plus de 17 pays différents. Sa clientèle, comme on peut l’imaginer, est composée de gens relativement aisés, quoique les prix pour ses maquettes oscillent dans une large gamme allant de 50 à 8 000 dollars. « Chaque bateau est une pièce d’art. D’où le prix parfois élevé, mais il m’est arrivé de mettre six mois à réaliser un bateau, c’est beaucoup d’investissement personnel. Mes clients sont des gens qui apprécient encore le travail artisanal, sans machine. Mon dernier gros projet était pour l’Union des architectes méditerranéens. Ils m’ont passé commande pour que je fasse les trophées d’un concours à l’occasion de leur 25e anniversaire. Ces œuvres ont été envoyées à Rome, puis ont circulé un peu partout dans le monde », explique l’artiste, dont un des bateaux a, par ailleurs, été publié dans le magazine Elle, dans une édition « spécial Liban » en 2019.



Un voilier miniature réalisé par Ghassan el-Bakri avec une attention particulière aux moindres détails. Photo DR

Un futur vague

L’atelier de Ghassan el-Bakri se trouve au milieu d’une de ces jolies ruelles sinueuses de Mina, ordinairement si animées par les cafés et les bars, mais qui se trouvent actuellement fermés en raison de la pandémie. À côté, le bistro culturel Warche 13, qui attirait tous les artistes tripolitains avec ses sessions musicales et ses expositions, est fermé lui aussi. Ne restent plus que le soleil, la mer qui s’étend au loin et les bateaux de Ghassan el-Bakri, encore en cours de construction. En ce moment, c’est une reproduction de la Licorne, le fameux navire de la BD d’Hergé, qui trône de l’autre côté de la vitre. En attente, car le confinement a contraint l’artisan à fermer l’atelier durant un mois et demi. Il n’est actuellement autorisé qu’à travailler trois jours par semaine. « Avec la crise économique, le contrôle des capitaux et les fermetures des banques, les gens n’ont certainement pas le luxe d’investir dans des miniatures de bateaux. Ils sont concernés avant tout par la nourriture. Peut-être devrai-je fermer l’atelier : sans nouveaux projets, je ne pourrai continuer à payer le loyer. Et puis il faut garder des économies dans ce pays, on ne sait jamais ce qui peut arriver, notre avenir est tellement flou, j’essaye de me préparer à toutes les éventualités », explique le Tripolitain.

Ghassan el-Bakri, comme ses parents et ses grands-parents, a grandi à Tripoli. Il ira au Collège national orthodoxe Saint-Élie puis plus tard à l’Université libanaise du Liban-Nord. Il y obtiendra une licence et un master en architecture, qui lui permettront de travailler en 2009 à Beyrouth au Broadway Center, avec la UCAE (United Company of Architects and Engineers), puis à Jounieh en 2016-2017 dans une société d’événementiel. Mais très vite, il revient à sa vocation première, qu’il pressent depuis ses treize ans, lorsqu’il regardait son père travailler le bois dans son atelier de confection de miniatures de bateaux, dans le vieux souk de Tripoli. « Quand j’étais gamin, je faisais mes devoirs d’école dans l’atelier de mon père. Je l’observais en permanence, je trouvais très beau ce qu’il faisait. Je le voyais donner forme à ces morceaux de bois, en faire des bateaux magnifiques », se souvient-il. Dès 2012, il aide son père dans la confection de bateaux en parallèle à son travail d’architecte. C’est en 2017 qu’il s’installe à son compte et ouvre son propre atelier, « par amour de la liberté », d’abord dans les souks, puis à Mina en juillet 2019.

Mais, alors que son activité était en plein engouement, la révolution, la crise économique et le Covid-19 lui ont donné un sérieux coup dans l’aile. Après toutes ces années de combat, qui n’ont fait que s’intensifier ces six derniers mois, l’artiste-artisan se sent épuisé, il peine à sortir la tête de l’eau et à retrouver l’espoir. Au milieu de cette débâcle, lui qui se dit plutôt pragmatique que pessimiste, hésite : doit-il rester ou partir ? Et pourra-t-il partir ? « En attendant, je m’évertue à me concentrer sur mon travail, sur ce que je sais faire. J’essaye de faire comme si de rien n’était, j’essaye d’éviter la négativité dans ce pays où tout va mal », conclut le modéliste.

Et le voici revenu à sa table de travail, taillant le bois, le transfigurant en vaisseau d’aventure, face à la Méditerranée qui s’étire devant lui, comme un rêve d’évasion qui l’emporterait loin de l’insoutenable pesanteur des soucis de la vie quotidienne.

À Tripoli, où des violences éclataient encore il y a quelques semaines et où l’armée est désormais déployée en permanence, on ne sait plus très bien comment une bonne partie des habitants parvient encore à subsister d’un jour à l’autre. Le petit patrimoine culturel, durement acquis au cours des dernières années par une jeune génération prise par le fol espoir de changer...

commentaires (1)

J'aime la reproduction miniature du bateau phénicien. Tres joli, une piece d'art.

Stes David

16 h 39, le 17 mai 2020

Tous les commentaires

Commentaires (1)

  • J'aime la reproduction miniature du bateau phénicien. Tres joli, une piece d'art.

    Stes David

    16 h 39, le 17 mai 2020

Retour en haut