C’est dans des circonstances particulièrement dramatiques que le Liban va commémorer, dimanche, le vingtième anniversaire du décès de Raymond Eddé. Figure majeure de l’histoire politique libanaise, le « Amid » du Bloc national laisse encore aujourd’hui un legs fondamental pour ceux qui relaient son combat. Mais aussi pour une génération qui ne l’a pas connu et doit désormais solder un autre héritage politique, aux antipodes des actions et prises de position de ce leader unanimement respecté.
Comment en effet ne pas songer aux conséquences de certains événements majeurs qui se sont déroulés depuis sa disparition. Jusqu’à ses derniers instants, Raymond Eddé suivait les derniers développements de la décision du gouvernement israélien d’Ehud Barak de se retirer du Liban-Sud, mettant fin ainsi à une occupation de 22 ans. Ses efforts déployés dans les capitales étrangères pour prôner l’application de la résolution 425 du Conseil de sécurité de l’ONU ne l’ont pas empêché de défendre farouchement les opérations de la Résistance libanaise, toutes forces confondues, face à l’occupation israélienne. Adoptée en 1978, suite à l’« opération Litani », menée par Tsahal et visant à repousser les forces de l’OLP à 40 km des frontières d’Israël, la résolution 425 demandait que soient strictement respectées « l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance politique du Liban à l’intérieur de ses frontières internationalement reconnues ». Ce texte avait ouvert la voie au droit naturel de résistance de la part des Libanais et permis la création et le déploiement sur la frontière d’une force internationale (la Finul) qui a bénéficié de l’appui de la population du Liban-Sud jusqu’à nos jours.
Stratégie de défense
Ces circonstances ont néanmoins radicalement changé à la suite du retrait israélien puis de l’adoption de la résolution 1701, votée au lendemain de la guerre de 2006, qui exige le déploiement exclusif de l’armée libanaise et des forces onusiennes au sud du Litani ainsi que le désarmement de tous les groupes armés au Liban. Or, non seulement cette résolution n’est, 14 ans plus tard, toujours pas appliquée, mais le Hezbollah est également intervenu directement hors des frontières libanaises, envoyant ses troupes en Syrie pour servir l’agenda d’axes politiques étrangers. En exposant ainsi le Liban à des sanctions internationales, les dirigeants de ce parti se sont ainsi éloignés du combat de leurs camarades au sein de la résistance nationale, tombés en défendant leur patrie.
Cette position est également aux antipodes de celle de Raymond Eddé et des députés du Bloc national. Ces derniers ont été les seuls à voter contre l’accord du Caire de 1969 qui a permis aux organisations palestiniennes d’engager des opérations militaires et de circuler librement sur le territoire libanais. Un principe de défense de la souveraineté nationale qui n’était au demeurant en rien incompatible avec leur appui sincère à la cause palestinienne. L’urgence de l’ouverture d’un débat sérieux autour d’une stratégie de défense nationale s’impose donc plus que jamais, surtout à l’heure où l’aide de la communauté internationale est devenue vitale pour la survie du pays.
Cette urgence est d’autant plus justifiée que l’unanimité autour de la légitimité de l’armée libanaise ne fait plus de doute de nos jours, comme c’était le cas durant les années 1970, lorsque certaines catégories de la population dénonçaient son « instrumentalisation confessionnelle » et la jugeaient incapable de défendre le pays face aux agressions étrangères.
La bataille contre le groupe Fateh al-Islam dans le camp de Nahr el-Bared en 2007 puis l’opération « Aube des jurds », menée dix ans plus tard contre les jihadistes à la frontière libano-syrienne, constituent les preuves les plus éclatantes de ce changement de perception populaire vis-à-vis de l’institution militaire, ainsi que de l’efficacité et du courage de ses troupes. Or, le succès de ces opérations, qui ont valu à l’armée de recevoir les félicitations de la communauté internationale engagée activement dans la lutte contre le terrorisme, tient aussi bien à la qualité de l’entraînement de ses officiers et de ses soldats qu’au renouvellement de son matériel de la part de ses partenaires internationaux.
Alternative crédible
Le « Amid » n’aura pas non plus eu l’occasion de vivre le retrait des forces syriennes du Liban, dont il aura été le premier à dénoncer l’invasion. Préférant emprunter le chemin de l’exil volontaire, après avoir échappé à trois tentatives d’assassinat, il avait refusé de se soumettre au diktat de la nouvelle force d’occupation.
Ce retrait historique, qui aura coûté la vie à l’ancien Premier ministre Rafic Hariri ainsi qu’à plusieurs personnalités politiques et aux victimes innocentes de lâches attentats, demeurera cependant incomplet.
En effet, au lieu de profiter de cette opportunité pour rebâtir le pays sur des bases saines, les formations politiques au pouvoir laisseront un bilan catastrophique. Bénéficiant de lois électorales fabriquées sur mesure pour garantir leur réélection et se livrant à une surenchère confessionnelle, elles ont engagé, tous bords confondus, des sommes considérables dans leurs frais de campagne et entretenu le cercle vicieux du clientélisme.
Cela a abouti à une corruption généralisée au niveau de la gestion du secteur public : les recrutements massifs dans la fonction publique ont engendré des déficits record ; la multitudes d’ingénieries financières opaques menées par la BDL pour financer ce déficit ont été couvertes par l’ensemble de la classe dirigeante, quel que soit son bord ; tandis que le gaspillage et la corruption ont engendré la crise des déchets et privent encore la population de l’accès à certains services essentiels comme l’eau ou l’électricité...
Ce sont ces actions qui, conjuguées au chômage et à l’insécurité, ont donné naissance à la révolution du 17 octobre 2019. Certes, le secret bancaire, instauré en 1956 à l’initiative de Raymond Eddé pour développer l’économie libanaise, a sans doute facilité, à travers le détournement de ses objectifs, les intérêts de la corruption et de l’évasion fiscale. Cependant, et dans l’esprit même de ses concepteurs, l’application de cette loi devait aller de pair avec celle de 1953 sur l’enrichissement illicite, également proposée par le Bloc national.
Là encore, à l’heure où les lois anticorruption sont travesties et détournées de leur but réel, le retour à un véritable État de droit supposera de renouer avec l’esprit qui animait leurs promoteurs originels.
La révolution d’octobre a souligné la nécessité urgente de proposer une alternative crédible à une classe dirigeante qui, tous bords confondus, a renoncé aussi bien aux valeurs d’intégrité politique que de distanciation géopolitique vis-à-vis des axes régionaux et internationaux. Le respect de ces valeurs constitue le socle sur lequel bâtir cette alternative, regagner la confiance des Libanais comme de la communauté internationale et entamer le chemin du sauvetage du pays.
Par Frédéric KHAIR
Consultant politique, membre du comité exécutif du Bloc national libanais.
commentaires (8)
Le pays a perdu un très grand homme, un vrai chef d'état. Paix à son â me et puisse-t-il veiller sur ce pauvre pays, et le sortir de la fosse où nos mafieux politiques sans foi ni loi l'ont jeté.
Remy Martin
19 h 42, le 10 mai 2020