Critiques littéraires

Le Maroc des millennials

Dans le Maroc de la fin du XXe siècle, et plus précisément dans la ville de Marrakech, « ville d’écriture, portant un imaginaire » comme la qualifie l’auteur Yassin Adnan, la mort du roi Hassan II coïncide avec l’émergence d’une nouvelle formule sociale et politique : une démocratisation de la vie encadrée et surveillée par les services de renseignement et une brusque prolifération des médias sociaux. Entre les islamistes, les communistes, les radicaux et les partis légalistes du makhzen, à la faculté des lettres de la ville, miroir biaisé de la société ou au cybercafé, point de rassemblement d’étranges oiseaux, nous faisons la connaissance de Rahhal qui sera omniprésent dans cette véritable fresque de l’opportunisme, du règlement de comptes, de la cupidité et de délation. Et si l’anti-héros existe, il doit forcément se nicher sous les traits et dans le parcours de ce fils de récitateur de Coran dans les cimetières qui a connu une certaine ascension sociale. Ils sont nombreux dans Hot Maroc (du nom d’un journal électronique à sensation) les représentants de cette jeunesse marocaine dévoyée et usant des moyens les moins honorables pour survivre et avancer : un racketteur converti dans la politique et qui finira par se présenter aux élections, tel autre qui voudrait se convertir au christianisme pour que s’ouvrent devant lui les portes de l’émigration vers l’Europe, deux belles filles nigérianes perdues dans la ville, la serveuse affriolante du café Milano… Tout ce monde passe sous le regard attentif de Rahhal qui colle à chacun le nom de l’animal qu’il imite dans ses gestes et son minois, l’écureuil, le rat ou la chamelle.

Le constat est dur, les repères sont brouillés, l’hypocrisie sert d’unique pratique politique et la moralité est une vertu rare. La meilleure illustration de ce Maroc dégénéré reste cependant le parcours de Rahhal Laaouina. Un jour, il quitte avec son père et sa mère le bidonville pour partager la maison de son oncle célibataire : loin de jouer au bienfaiteur l’oncle ne fait qu’abriter la femme avec laquelle il a eu un garçon, Rahhal, auquel il demandera sa mère en mariage le jour où son frère finira par mourir dans une détresse silencieuse. L’union de Rahhal avec sa camarade d’université n’est pas moins équivoque : un jour, elle jette son dévolu sur lui et ils se marient avec une vélocité douteuse, la mariée n’étant plus vierge après avoir couché avec l’homme qui lui donnera du travail à elle et à son mari. Rahhal se laisse faire, mais réussira à désorganiser le ménage de son patron, habitué qu’il était depuis la faculté à toutes sortes de basses besognes.

Nul en histoire, il passe dans la littérature arabe classique pas par amour des mouʻallaqat mais parce que l’enseignant de cette matière est généreux en notes avec les étudiants dociles à son enseignement livresque et pourtant il essaiera de tricher et de copier sa thèse et y réussira en éclaboussant les soupçonneux. Il se sait médiocre et ne demande aucune compensation. Au cybercafé Les Lionceaux de l’Atlas, il surveille tout le monde, lit les courriels des clients, tend des pièges à des « ennemis » qui ne lui ont causé aucune nuisance. Maître délateur, il se fait embrigader par les services secrets du régime moyennant salaire.

Entre bestiaire et comédie humaine, Hot Maroc déballe les contradictions d’une société qui peine à s’ouvrir à la modernité et propose en exergue un hadith du prophète Mohammad qui résume ce chaos moral et culturel : « Les gens vivront des années frauduleuses où l’on croira celui qui ment et on ne croira pas celui qui ne ment pas. On fera confiance aux traîtres et on se méfiera des gens honnêtes, et ce sera le rouwaybida qui parlera. On lui demanda : “Qu’est-ce qu’un rouwaybida, ô messager de Dieu ?” “Un sot qui se prononce sur tout, au nom de tous.” »



Hot Maroc de Yassin Adnan, traduit de l’arabe par France Meyer, Actes Sud, 2020, 457 p.

Dans le Maroc de la fin du XXe siècle, et plus précisément dans la ville de Marrakech, « ville d’écriture, portant un imaginaire » comme la qualifie l’auteur Yassin Adnan, la mort du roi Hassan II coïncide avec l’émergence d’une nouvelle formule sociale et politique : une démocratisation de la vie encadrée et surveillée par les services de renseignement et une brusque...

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