Des soldats libanais face à une banque en feu mardi dans un quartier de Tripoli. Le clash avec les manifestants s’est poursuivi tard dans la nuit. Omar Ibrahim/Reuters
Le mouvement de contestation a repris presque simultanément dans plusieurs régions depuis le début de la semaine, avec pour mot d’ordre la protestation contre la dégradation du pouvoir d’achat. Après des semaines d’accalmie en raison du confinement dû à la pandémie de coronavirus, les protestations ont été marquées par une montée de la violence contre les forces armées et les banques, notamment à Tripoli, à Saïda ou encore dans certaines localités de la Békaa centrale comme Bar Élias ou Taalabaya, ainsi que dans certains cas à Beyrouth. Il n’en fallait pas plus pour que certains y voient une implication politique, surtout des forces opposées au gouvernement de Hassane Diab. D’autres, en revanche, estiment que cette « révolution de la faim » était prévisible, et que nulle autre motivation n’est nécessaire.
L’affaire a d’ailleurs été évoquée par le Premier ministre hier en début de Conseil des ministres. « La révolte populaire contre la corruption et les corrompus qui ont mené le pays à l’effondrement est compréhensible, a-t-il dit. Cependant, les émeutes de ces derniers jours et la tentative d’opposer l’armée aux contestataires sont les indicateurs d’un plan sournois. » Mais est-ce si simple ? Ces mouvements sont-ils instrumentalisés ? Tripoli s’est taillé la part du lion de cet épisode de violences dans les rues, donnant une image bien différente de celle que la capitale du Nord avait reflétée aux débuts du mouvement de contestation du 17 octobre. Pour l’ancien ministre Achraf Rifi, Tripolitain, cela était prévisible. « Nous assistons à une vraie révolution de la faim contre laquelle nous avions mis en garde, affirme-t-il à L’Orient-Le Jour. La situation socio-économique de la ville, déjà difficile, a nettement empiré dernièrement, et toute confiance dans la capacité de ce gouvernement à produire des solutions prochaines est perdue. »
Selon l’ancien directeur général des Forces de sécurité intérieure, « cela n’exclut pas qu’il y ait des éléments infiltrés, ou que certaines parties politiques en profitent, mais la réelle motivation est la faim ». Des voix se sont élevées pour accuser le courant du Futur, et d’autres partis politiques opposés au gouvernement, de pousser les contestataires à fomenter des troubles. Achraf Rifi ne donne, pour sa part, pas de crédit à cette théorie. « Certains contestataires ont des affiliations politiques, mais ils n’obéissent à aucune directive quand ils descendent dans la rue, les actes de violence expriment leur ras-le-bol et personne n’a de réelle emprise sur eux », assure-t-il.
Ce n’est pas l’avis de l’ancien député Misbah el-Ahdab. « Dans les scènes de ces derniers jours, j’ai décelé des messages politiques dans tous les sens, contre l’armée, les banques, le gouvernement… tout comme une montée de violence provoquée par une pauvreté exacerbée par le confinement imposé pour limiter la propagation du coronavirus, indique-t-il à L’OLJ. Ce gouvernement a certainement sous-estimé le désespoir de la population, et les milliardaires de la ville ne sont pas venus à son secours. »
L’ancien député fait remarquer que « les responsables des postes-clés de sécurité au Liban-Nord sont nommés avec l’accord du courant du Futur », estimant que « (l’ancien Premier ministre) Saad Hariri a intérêt à faire bouger la rue contre Diab ». « Mais la rue, dans de telles circonstances, est imprévisible, et c’est jouer avec le feu que de la pousser à l’action, poursuit-il. Preuve en est, les attaques incontrôlées contre les banques. »
Les partis ont-ils intérêt à ce recours à la rue ? Les opinions divergent. Des militants de Tripoli ont indiqué à notre correspondante au Liban-Nord, Ornella Antar, que « certains éléments clairement infiltrés participent aux marches de protestation, mais ne respectent pas l’accord avec les organisateurs, comme lorsqu’ils se sont attaqués au domicile du député Fayçal Karamé (lundi soir) contre l’avis des autres manifestants ». À Saïda, où le siège de la Banque du Liban a été incendié mardi, des militants assurent à notre correspondant Mountasser Abdallah que « le mouvement est purement contestataire, en prolongement de celui du 17 octobre ». Et notre correspondante dans la Békaa, Sarah Abdallah, fait remarquer que « le nombre de manifestants dans ces localités est réduit, ce qui suggère que les partis ne se sont pas impliqués ».
« Toute rationalité est dépassée »
Du côté des mouvements de la révolte du 17 octobre, qui rejettent la violence dans leur majorité, on prend acte de cet embrasement de la rue, l’attribuant à la dégradation de la situation socio-économique. « Comme depuis le début du mouvement en octobre, tous les services de sécurité possibles sont actifs sur le terrain, et de nombreuses parties tentent de radicaliser les manifestants et de récupérer leur mouvement, affirme à L’OLJ Amine Issa, coordinateur de la direction politique au Bloc national. Mais ce qui a changé, c’est bien la situation économique. Aujourd’hui, une bonne part des violences est spontanée, comme moyen d’exprimer la colère. Et face à ces manifestants, le gouvernement continue de se perdre en querelles et disputes pour se partager ce qui reste de l’État. La rue devient très imprévisible, et toute rationalité est aujourd’hui dépassée. »
Le général à la retraite déplore cependant que « le pouvoir en place cherche, comme depuis le 17 octobre, à mettre l’armée en opposition aux foules, dans une tentative d’imposer une solution militaire à la contestation ». « Toutefois, jusque-là, l’armée a réussi à gérer la rue suivant sa ligne de conduite, sans exercer une réelle répression, malgré quelques débordements », poursuit-il.
« Répression » est pourtant un mot qu’utilise sans retenue Misbah el-Ahdab. « L’armée est chargée du plan sécuritaire de Tripoli depuis six ans, et elle connaît bien le terrain, assure-t-il. S’il y a des infiltrés, les services peuvent les identifier mieux que quiconque. Pourquoi, alors, les laissent-ils faire? Ils pourraient les arrêter au lieu de s’en prendre à des gamins. »
Une opposition politique qui s’organise
Amine Issa a, quant à lui, une explication bien plus simple. « Les jeunes que nous avons vus incendier des banques ou des voitures de police s’en prennent surtout à des symboles d’autorité, pas au soldat qui est autant qu’eux dans la misère », estime-t-il. Ces scènes de violence vont-elles décrédibiliser l’intégralité du mouvement du 17 octobre ? « La révolution est toujours là, elle s’organise peu à peu et ne se limite plus aux mouvements de rue, dit-il. Chaque faux pas des autorités nous renforce, et notre revendication est toujours la même : le départ de ce gouvernement et la formation d’un gouvernement indépendant. Il ne faut pas oublier que nous faisons face à un système qui a 100 ans, et que l’opposition politique doit prendre le temps de s’organiser. »
« Le mouvement du 17 octobre est une mosaïque, rappelle pour sa part Khalil Hélou. Mais il est temps qu’il s’organise en opposition politique, parce que les mouvements de rue n’assurent pas seuls le succès. Et il y a une conscience grandissante par rapport à cette nécessité. »
Le mouvement de contestation a repris presque simultanément dans plusieurs régions depuis le début de la semaine, avec pour mot d’ordre la protestation contre la dégradation du pouvoir d’achat. Après des semaines d’accalmie en raison du confinement dû à la pandémie de coronavirus, les protestations ont été marquées par une montée de la violence contre les forces armées et les...
commentaires (3)
Morceau du ciel comme Wadih El-Safi l'avait chanté. Il ne redeviendra un seul morceau que le jour où 99,9% des libanais et des résidents au Liban, y compris les réfugiés, ressentent une perte personnelle devant de telles scènes de destruction. Dans l'intervalle, les politiques proches des casseurs devraient descendre dans les rues pour retenir leurs sbires et empêcher cette chute aux abîmes. Ceux qui applaudissent les casseurs devraient dégager et partir chez leurs idoles !
Shou fi
13 h 46, le 30 avril 2020