Né à Paris en 1898, Emmanuel Bove (de son vrai nom Emmanuel Bobovnikoff) nous a laissé notamment Mes amis et Un Raskonikoff, textes profondément originaux, marqués par l’absurde et une ironie discrète, désespérée, et dont les héros sont de pauvres hères. Fils d’une femme de ménage engrossée par un Russe, il est haï par sa mère et son demi-frère, et trouve dans l’écriture une échappatoire salvatrice. C’est en 1921, en Autriche où il s’est installé avec sa première femme, qu'il se lance dans l'écriture en publiant de nombreux romans populaires sous le pseudonyme de Jean Vallois. De retour à Paris, il fait ses débuts dans le journalisme et la traduction, et attire l’attention de Colette qui propose de le publier dans la collection qu’elle dirige chez Ferenczi. Il lui apporte alors Mes Amis qui sort en 1924 et rencontre le succès. Couronné en 1928 par le Prix Figuière, il continuera à publier régulièrement jusqu'à la Seconde Guerre mondiale qui l’oblige à se réfugier en 1942 à Alger où il écrit ses trois derniers romans : Le Piège, Départ dans la nuit et Non-lieu.
Bove n’avait rien des optimistes béats, des nombrilistes ou des amuseurs actuels qui ont contaminé la littérature française. Son besoin inassouvi d’amour, on le retrouve dans Mes amis, l’histoire d’un homme au bord de la misère la plus noire, à la recherche d’une amitié. Quête haletante, désespérée, mais qui, à chaque fois, débouche sur la déception et la solitude. Dans Un Raskolnikoff (un clin d’œil au roman de Dostoïevski), c’est un peu la même tragédie. Un homme affamé, Changarnier, s’accuse d’un crime qu’il veut expier, poursuivi, dans une ville enneigée, par un drôle de bonhomme tout petit et sombre.
Au fond, tout comme Proust, Bove ne croit pas à la communion des êtres. Et même l’amour le plus pur, celui de Violette pour Changarnier, ne peut rien changer à la solitude radicale. Incompréhension, rapports toujours superficiels, malentendus (comme dans Le Piège où le héros, arrêté pour rien, se retrouve entraîné dans une procédure fatale), tels sont les thèmes récurrents de cet Emmanuel Bove qui, au sortir de la guerre, eut le malheur de mourir trop tôt.
Considéré par les universitaires comme un précurseur du Nouveau roman – sans doute en raison de son style dépouillé, neutre, et son sens aigu de l’observation (« Il a comme personne le sens du détail touchant », affirmait Beckett à son propos) –, Bove est aujourd’hui traduit dans plusieurs langues. Il a également inspiré les réalisateurs puisque son livre Le Pressentiment, paru en 1935, a été porté à l’écran par Jean-Pierre Darroussin en 2006 et que Le Piège a été adapté pour la télévision par Serge Moati en 1991 avec André Dussollier, Michel Aumont, Pierre Dux et Grace de Capitani dans les rôles principaux.
La bonne littérature se reconnaît au fait que la tristesse même du contenu d’un roman ne recouvre jamais le plaisir de la lecture. En ces temps de coronavirus qui nous enferme dans nos appartements, il faut redécouvrir Emmanuel Bove !
David Vincent : « Nous cultivons l’insolence et le décalé. »
On ne le répétera jamais assez : il n’y a pas seulement les éditions Gallimard, Grasset ou le Seuil en France. Des maisons d’édition de taille plus modeste osent publier de jeunes auteurs ou sortent de l’oubli des textes rares, introuvables, qu’il faut absolument lire ou relire. Ainsi, L’Arbre vengeur, maison exigeante installée à Bordeaux, a récemment réédité des œuvres d’Emmanuel Bove. Son cofondateur David Vincent nous explique sa démarche :
L’Arbre vengeur, beau nom pour une maison d’édition ! Mais que peut un arbre vengeur dans une forêt de livres ?
Nous nous posons depuis longtemps la question sans jamais avoir eu envie de renoncer à planter nos troncs, obstinés et aventureux. S’il paraît des quantités de titres, nous revendiquons quant à nous notre singularité depuis près de vingt ans, marquant notre attachement à cultiver l’insolence, le décalé, à ne pas nous soucier des dates, persuadés que les bons livres n’ont pas les mêmes cycles de vie que les mauvais.
Quels sont vos critères ?
Nous publions des contemporains quand ils nous paraissent démontrer un style, un angle de vue original, une insolence réelle, et des livres anciens quand ils ont gardé leur vivacité, cet élan et cette langue qui vieillissent mieux que les hommes. Emmanuel Bove est l’illustration de cette capacité des auteurs importants à continuer à nous bouleverser quand bien même les lieux qui les ont vus évoluer ont disparu. En rééditant Mes amis, son premier roman (et un coup de maître d’entrée !), nous voulions redonner à lire une prose qui refuse l’effet sans s’interdire une très fine ironie, quasi imperceptible, qui fait qu’en le lisant certains sourient quand d’autres trouvent cela terrible. En publiant un manuscrit arrivé par la poste, Anatomie de l’amant de ma femme de Raphaël Rupert, c’est un culot que nous voulions saluer, un jeune écrivain qui parle de ce qui nous obsède, la littérature, en abordant ce qui obsède tout le monde… Le Prix de Flore, très germanopratin, a récompensé ce grand écart, à notre grande surprise…
Quelles sont vos frontières ?
Nous essayons de ne pas en avoir. Mon associé Nicolas Etienne est né dans les forêts vosgiennes, c’est dire s’il connaît le bout du monde ; ma mère est née à Beyrouth avant la guerre, elle a vécu dans le souvenir de cet Orient perdu si riche en histoires dont elle m’a transmis le goût. Nos livres se veulent sans autres limites que celles de notre plaisir sans fin à entendre des voix devenues des phrases. Alors nous varions les couleurs de nos couvertures, nous illustrons nos textes, nous explorons les pays avec nos collections hispaniques, italiennes et même belges (voyez si nous aimons l’exotisme et la francophonie) mais restons à l’écoute pour éditer un Australien, un Hongrois, voire un Gascon, nous changeons nos formats (nous avons créé il y a peu une toute petite collection de poche, « L’Arbuste véhément », qui est vraiment faite pour être emportée partout sans rogner sur la qualité), nous prônons l’humour dans une époque si sérieuse, nous nous vengeons en fait de toute cette sottise qui nous accable et contre laquelle la littérature reste le meilleur remède !
Mes amis d’Emmanuel Bove, L’Arbre vengeur, 2015, 240 p.
Un Raskolnikoff d’Emmanuel Bove, L’Arbre vengeur, 2019, 72 p.