Un trou de balle dans une vitre au début de la guerre du Liban. Collection Georges Boustany
Cette année encore, le souvenir du 13 avril 1975 est passé comme une lettre à la poste – ou à la bosta –, comme nous finirons par passer tous, comme tous ceux qui ont connu ce cauchemar de quinze ans : sans laisser d’autre trace que des anecdotes défraîchies, des histoires racontées par de vieux radoteurs à des jeunes qui les écoutent d’une oreille distraite, des aventures qui donnent l’impression de s’être déroulées sur une autre planète.
Cette photo ne dira rien à la majorité d’entre vous et c’est tant mieux, mais il faut que vous sachiez ce qu’elle signifie pour les autres. En écrivant ces mots le 13 avril 2020, je pense à eux, ceux qui sont toujours là et qui ne pourront s’empêcher d’avoir la gorge serrée et les yeux humides ; ceux qui entendent encore aujourd’hui ce clac terrible que rien n’annonce, comme un coup de fouet au milieu d’un rêve d’enfant. Je pense aussi à ceux qui ne sont plus là pour témoigner, ces plus de 100 000 morts et disparus auxquels s’ajoutent ceux qui sont partis depuis, ça en fait des gens aimés.
C’est la photo d’un trou dans une vitre. Qui peut oublier le cocktail de sentiments éprouvés à ce moment-là, surtout la première fois ? Ce mélange d’incompréhension, d’excitation, de sursaut d’adrénaline et puis de peur panique quand on réalise le danger évité, la mort à l’affût ? Cette photo est prise par un anonyme qui a voulu immortaliser une scène jugée inhabituelle. La balle est entrée par la fenêtre du haut en frappant le carreau avec une violence telle qu’il est resté en place. Heureusement que les rideaux n’étaient pas tirés, a dû penser le photographe, sinon ils se seraient déchirés ! On en a de ces pensées bêtes dans ces moments-là. Un carreau à changer, ça va, ce n’est pas la mer à boire. Si la guerre se résume à du verre brisé, la belle affaire, on n’a qu’à coller du scotch large en travers des vitres comme durant la Seconde Guerre mondiale.
Quarante-cinq ans plus tard, j’observe ce trou dans la vitre et ce trou m’observe en retour. Il est fascinant, cet œil maléfique, ce cercle parfait et définitif comme la mort. Le verre n’étant pas du Securit, il n’y a que trois fissures, contrairement à celui des voitures qui part en minuscules éclats qui vous constellent la peau d’un millier de petites blessures.
Ce trou est fascinant parce qu’au-delà de son aspect esthétique qui a dû interpeller le photographe (on sent la composition à contre-jour, la silhouette des cache tringles à motifs seventies, le centrage de l’impact, le cadre de bois, l’arrière-plan flou), ce trou a une terrible signification. À moins qu’il ne s’agisse d’une balle perdue, il y a derrière ce trou une intention de tuer. À l’autre bout de la trajectoire, un homme armé d’un fusil équipé d’une lunette a cherché une proie, comme l’aurait fait un chasseur de safari.
Tentative de meurtre
Certains snipers étaient payés à la victime : les Libanais les appelaient francs-tireurs, parce qu’ils étaient des tireurs libres. Une liberté qui leur permettait de choisir leur poste de tir indépendamment du mouvement de leurs camarades, une liberté qui les affranchissait surtout de toute morale. Au tout début de la guerre (que les Libanais appelaient à cette époque-là événements pour conjurer le poids terrible du mot et ses implications), les francs-tireurs ont fait un carton. Ils tiraient sur la cible la plus facile, des civils dans leurs appartements. Dans une ville où les lignes de front étaient encore mouvantes et la population inexpérimentée, n’importe qui pouvait se faire abattre, dans sa cuisine, dans son salon devant sa télé, dans sa baignoire.
Cette photo est un témoignage muet et atroce de cette vérité : ce trou est une tentative de meurtre. On peut imaginer que le photographe, qui a dû échapper à son assassin anonyme qu’il ne connaissait même pas, a voulu garder un souvenir de ce moment-là. Il dirait plus tard à ses enfants : « Ce jour-là, votre papa a failli mourir, la balle est passée à ça ! »
Chez vous qui avez vécu cela, cette photo va provoquer des serrements de cœur, des souffles courts, une sueur froide ; vous allez vous souvenir de votre propre première fois, celle où quelqu’un que vous ne connaissez pas a essayé de vous tuer. Ma première fois, c’était avec des amis, nous avions 7 ans, nous jouions dans une entrée d’immeuble, une entrée protégée par une façade en verre et fer forgé. De l’autre côté de la haine, un jeune désœuvré, peut-être pas tellement plus âgé, a tenté d’abattre l’un d’entre nous. Comment oublier le clac sonore, les éclats de verre sur le marbre, le trou magnifique, une vraie toile d’araignée sertie de diamants que nous avons regardée, fascinés, ne comprenant pas de prime abord ce qui l’avait provoquée, avant qu’un adulte ne nous éloigne de la baie vitrée comme on chasse des insectes imprudents ? L’instant d’après, nous avons retrouvé la balle que nous nous sommes disputée comme un jouet. Et des années plus tard, car l’esprit humain préfère nier les évidences insupportables, nous avons compris la vérité : l’impact était situé à la hauteur du cœur d’un enfant.
Ce 13 avril est l’occasion, comme chaque année, et tant que nous aurons la force de témoigner, de se souvenir de ceux qui n’ont pas échappé à la balle, à l’obus, à l’enlèvement ou à l’attentat : ces victimes que la loi d’amnistie de 1991 a privées d’une réparation en justice et devant l’histoire. Le confinement et la peur de la maladie, la crise économique, la misère qui menace ne doivent pas être des prétextes pour oublier qu’un jour nous nous sommes entre-tués et que nous avons survécu au pire des virus, celui de la haine de l’autre.
*Toutes les deux semaines, Georges Boustany vous emmène visiter le Liban de nos parents et de nos grands-parents à travers une photographie de sa collection. Un voyage entre nostalgie et émotion, à la découverte d’un pays disparu.
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commentaires (5)
On évoque les trous dans les vitres provoqués par les balles des snipers mais on ne peut pas oublier les dégâts des bombes tombées sur des immeubles, des abris et des hôpitaux qui ont décimé des familles entières. Tous ces gens qui ont participé à ces horreurs se sont retrouvés aux postes de commandements du pays et ont continué leur politique de crimes en utilisant des voitures piégées pour éliminer tous ceux qui ont eu le courage de dénoncer les traitres de ce pays. Ils sont morts et sont oubliés depuis et ces mêmes criminels continuent d’assassiner et de piller le pays et ses citoyens avec l’approbation de quelques écervelés qui les applaudissent contents de leur traîtrise avérée et de leur manque de patriotisme. Les rebelles pourchassés et traînés devant la justice, les rebelles battus et parfois tués sous les yeux des FSI et des membres de l’armée en disent long sur la guerre qui n’a pas de nom et qui continue de sévir pour servir les mêmes ennemis d’hier sur notre terre. Certains politiciens veulent nous replonger dans des tutorats syriens pour pouvoir occuper un fauteuil très grand à leur stature et ce quel qu’en soit le prix. La guerre n’a jamais cessé au Liban. Elle a juste changé de nom.
Sissi zayyat
13 h 50, le 18 avril 2020