Le désastre actuel à l’échelle de la planète nous plonge dans les côtés tragiques qui ont toujours, malheureusement, accompagné l’histoire de l’humanité. Il s’agit ici d’un rappel de la Première Guerre mondiale et ses effets désastreux, telle que perçue par un orientaliste libanais Louis Cheikho (1859-1927), directeur de la revue al-Machriq (en arabe), fondée par lui-même, en 1898 à Beyrouth, publiée par les jésuites (et qui paraît toujours).
Louis Cheikho, chaldéen, originaire de Mardin (en Turquie), très éprouvé par la guerre, fit paraître de nombreux articles (1914-1920) sur ce conflit mondial et aussi sur les massacres perpétrés par l’Empire ottoman. Cinq semaines après son déclenchement, il publie une contribution intitulée : La guerre, châtiment ou grâce ? dans laquelle il soulève un certain nombre de problèmes et pose des questions fondamentales sur la destinée humaine.
Religieux qu’il était, il commence par celle que les lecteurs se posent en pareille circonstance : comment Dieu peut-il permettre tous ces maux et prend-il suffisamment soin de sa créature ?
Que peut-on répondre à ce genre de questions, rétorque-t-il, si ce n’est que la guerre est tout à la fois un châtiment et, espère-t-il, un bien possible pour l’humanité ; et l’auteur d’analyser ces deux dimensions.
Il est indéniable que la guerre est un châtiment, et quel châtiment ! L’Europe est devenue un étang de sang où les âmes se vendent à bas prix. Où est donc la compassion et la miséricorde qui caractérisent l’homme ? Où est cette fraternité tant vantée par ces hommes libres qui prétendaient que l’esprit du siècle, le progrès des connaissances, le brassage des peuples et leur interaction mettraient fin aux guerres et à ces tristes épopées ? Où sont ces institutions internationales de la paix qu’on estimait suffisantes pour régler les problèmes mondiaux et éliminer les frustrations accumulées? Aussi, leur reproche-t-il de ne pas être conséquents avec leurs principes.
La réflexion de Louis Cheikho nous touche de près car, depuis, le monde n’a pas fondamentalement changé ; et cela nous introduit dans la littérature grecque et nous renvoie directement au philosophe stoïcien Épictète (50-130), qui dénonçait en son temps cet « immonde bavardage » dans son livre Entretiens, où on lit : « Vous, vous dites de jolies choses, mais du bout des lèvres ; ce sont des paroles sans vigueur, des paroles mortes, et, en vous écoutant, on peut prendre en dégoût vos exhortations et cette misérable vertu dont vous parlez à satiété. »
Eh bien ! La réponse de L. Cheikho est aussi : non ! Car tous ces beaux discours ne suffisent pas pour stopper de verser le sang des hommes et dissuader les esprits d’endiguer les passions effrénées et les ambitions démesurées, au point que l’adage des anciens Latins se concrétise, comme quoi l’homme est le plus grand ennemi de son frère l’homme. En voici la sentence de Plaute, qu’il cite : Homo Homini Lupus, depuis lors maintes fois reprise.
Rapace, l’homme porte en lui l’amour de la domination, la cupidité et une haine inhibée. En sus, il se jette sur l’autre, même quand il le voit blessé. L. Cheikho va plus loin. Par ses instincts bestiaux, écrit-il, il est pire que la bête ; il a la raison qui lui permet d’inventer des instruments diaboliques qui l’autorisent à supprimer la race humaine.
La raison est-elle donc ambivalente, quand elle est privée de sagesse, de droiture et de préoccupations morales ?
Mais quel serait alors le bon usage des guerres ?
Si la guerre est bien plus qu’une malédiction par ses malheurs et ses conséquences, cependant, elle pourrait être une grâce, si l’homme apprenait la modestie et la sobriété, à s’abandonner à la simplicité de la vie et à l’éloignement du luxe, loin des flatteries et de l’agitation, soustrait aux rivalités absurdes et à l’esprit de domination ; faire confiance, dirait-on. Bref, par les leçons tirées de ces calamités, Cheikho souhaite que cela puisse rapprocher les cœurs et enseigner la compassion.
Seulement, voilà, vingt et un ans après (1939), une nouvelle catastrophe s’est abattue sur le monde, ravageant, et plus impitoyablement encore, l’humanité ! Et ça continue !
N’y a-t-il pas là des leçons à méditer aujourd’hui ?
Professeur honoraire en sciences politiques de l’Université catholique de Lyon
Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour.