Savez-vous ce qui arriva quand la peste bubonique se déclara à Akka (siège de la wilaya de Saïda) en 1813 ? Quelque chose de ce qui nous arrive en ce moment, otages que nous sommes du Cov ! On n’ira pas dire que l’histoire se répète, mais il est tentant de faire un rapprochement, à deux cent ans d’intervalle, entre un fléau des temps immémoriaux et une pandémie postmoderne qui nous confine à domicile.
Quelques similitudes donc à rapporter :
1 – Aujourdhui comme hier, et à défaut de trouver une explication, l’opinion publique a accordé la place d’honneur à la théorie du complot. Comme nous appartenons au camp occidental, nous avons naturellement accusé la Chine d’être à l’origine du mal, le virus s’étant échappé de l’un des laboratoires de la ville de Wuhan (ayant bénéficié de la complicité d’une chauve-souris ou d’un pangolin !). Nous avons également dénoncé la négligence criminelle de l’Iran. N’est-ce pas que la République islamique a renvoyé à domicile nos compatriotes porteurs sains, mais infectés, alors que pour faire leur dévotion, ils s’étaient rendus à Qom et ailleurs ? En revanche, et de l’autre côté de la barrière, Chinois et Iraniens ont tenu à mettre en cause les États-Unis et à rendre les Américains responsables de la propagation du virus en divers points de leurs territoires nationaux, présumés immaculés.
Incrimination, calomnies et délations sont monnaie courante en temps de crises sanitaires ! Faisons un bond en arrière : à Acre, sous Suleyman pacha, et en l’année susmentionnée, les chrétiens avaient accusé un négociant juif et son fils d’avoir, dans leur incurie et leur âpreté au gain, déclenché la maladie endémique dans leur cité maritime. Car on a toujours besoin d’un bouc émissaire et d’une victime expiatoire pour garder l’équilibre mental et préserver la paix sociale. L’esprit humain s’égare s’il n’arrive pas à gérer des situations déstabilisantes qui échappent à son entendement. Dans sa perplexité et dans la paranoïa collective qui prévaut, il a, pour se soulager, recours à des explications insensées, comme celles des conspirations ourdies par des êtres maléfiques.
2 – Une autre similarité, à deux siècles d’écart, se rapporte aux recettes des charlatans. Car face à la peste bubonique, la médecine de 1813 s’avouait tout aussi impuissante que celle d’aujourd’hui face au coronavirus. Les traitements que prescrivaient les guérisseurs étaient une combinaison de formules magiques, de rites folkloriques, de préceptes religieux et de prescriptions de Galien, héritées des Grecs anciens. Les Akkawis eurent surtout recours au vinaigre comme antiseptique et à l’oignon comme répulsif. Des caravanes entières approvisionnaient la ville, laquelle fit un usage immodéré de ces produits. Résultat : Acre, la prostrée de crainte, allait s’étouffer dans la puanteur ambiante.
En somme, rien de nouveau sous le soleil car pas plus tard qu’hier, un ami du Chouf m’a, pour renforcer mes défenses immunitaires, fortement conseillé le yerba maté, alors que le choix de mon cousin Pierrot s’était porté sur l’ail et que des confrères juristes, mieux inspirés peut-être, suggéraient à titre préventif les tisanes à l’anis et même une consommation « modérée » d’arak. Allez savoir !
3 – Last but not least, il est à relever que, dans un milieu multiconfessionnel, les communautés religieuses n’allaient pas réagir de la même manière pour contrer la menace. Les chroniques de l’époque nous rapportent, à tort ou à raison, que la population musulmane des quartiers intra-muros fit preuve d’un certain fatalisme*, alors que les chrétiens de la place prirent le confinement très au sérieux et s’enfermèrent dans leurs demeures quand ils n’avaient pas les moyens de se réfugier dans le Mont-Liban, réputé plus salubre. Le clergé de ces derniers, saisi d’un zèle renouvelé, laissait entendre que l’épidémie était une vengeance divine pour punir les péchés des hommes. Tiens, comme cela nous reporte au personnage du révérend père Paneloux, ce jésuite érudit sorti du fond de l’histoire, qui dans un prêche à Oran, condamna les péchés de ses ouailles et interpréta la peste comme un fléau divin**. Mais est-ce bien là la consolation qu’est censée apporter la foi ? Aujourd’hui, un histrion pareil serait vite rappelé à l’ordre par les autorités cléricales !
Mais on ne dirait pas tout sur la ville palestinienne si l’on ne rapportait pas que certains chrétiens s’étaient mis à porter sur eux des amulettes (hejab) où des versets de la sourate al-Kursi étaient inscrits. Mieux encore, des nasaras s’étaient soudainement pris d’amitié pour leurs voisins juifs et allèrent jusqu’à les consulter quant à l’efficacité des sept pactes salomoniens, aux arcanes desquels ils voulaient être initiés. Ainsi, dans la terreur et l’effroi, les lignes de démarcation entre millets confessionnels devenaient poreuses, et le syncrétisme religieux l’emportait sur la pureté du dogme et la conformité des pratiques. Et cela vaut pour tous les temps ; la terre recueillie au couvent de Saint-Charbel n’a-t-elle pas fait dernièrement une entrée triomphale à l’hôpital Rafic Hariri !
Désarmés devant l’horreur et le péril imminent, les quidams peuvent s’isoler chez eux. Ils peuvent se dénoncer mutuellement, mais ils peuvent aussi être amenés à fraterniser, à succomber au charme du mimétisme et à se permettre des entorses aux règlements et à l’apartheid religieux.
C’est à ne plus rien comprendre !
Youssef MOUAWAD
*Peut-être n’est-ce qu’un cliché !
**Albert Camus, « La Peste », 1947.
Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour.
commentaires (5)
"... Bacille ou virus ? ..." Il n’y a pas une faute d’orthographe là?
Gros Gnon
19 h 20, le 26 mars 2020