Critiques littéraires Roman

Sur les rives de la misère

Avec ce roman dont le titre est inspiré d’une chanson de Feyrouz, Youssef Fadel, écrivain marocain, clôt superbement une trilogie qui vient enrichir son œuvre prolifique.

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Si dans les deux premières parties il est question de l’arbitraire du pouvoir royal, des intrigues de la cour ainsi que de la répression qui a suivi l’attentat manqué contre le roi en 1972, ce troisième volet aborde la pauvreté comme thème transversal. Il y dénonce les conditions socio-économiques d’une partie de la population, résultant de la politique pratiquée durant le règne de Hassan II.

C’est une histoire à plusieurs voix dont le décor central se situe dans le chantier de la Grande mosquée de Casablanca. On y rencontre la petite communauté investie dans la construction du monument sacré. Une main-d’œuvre que l’histoire ne retiendra point et qui, somme toute, viendra se rajouter à une cohorte d’âmes sacrifiées sur l’autel de la gloire monarchique et de la foi.

Dans la multitude de détails ponctuant les histoires de vies, l’on perçoit un contraste saisissant entre une misère sans commune mesure et la somptuosité d’un monument vertigineux. Osmane est le personnage principal. Fils d’un des artisans qui sculptent le plafond de la mosquée, il rêve d’une autre vie, d’un ailleurs. Il n’est pas le seul. Face à l’ouverture qu’offre le paysage de la mer, ils sont nombreux à se heurter à son horizon pourtant fermé. Il y a Kika, son meilleur ami, compagnon de misère avec lequel le temps infiniment long ne fait que figer leurs espérances. Puis il y a les autres personnages de cette communauté entassée dans un bidonville livré à l’humidité, aux embruns de l’océan et auquel ils sont pourtant profondément attachés : « Changer de logement nous priverait des seules choses qui nous faisaient nous sentir vivants : la mer, la plage et cet air marin qui apporte le matin une odeur d’algues jusqu’au cœur des maisons. Le spectacle de la mer à deux pas de chez nous nous donnait le sentiment que la vie valait la peine d’être vécue. Ce n’était pas par hasard qu’on avait construit la mosquée dessus. »

Dans ce roman aux allures de tragédie se jouent des rapports de domination de classe d’âge et de sexe. La virilité mise en scène n’est qu’une pathétique gesticulation pour garder la face quand la dignité et les corps ont été broyés. Elle s’abat sur des êtres encore plus vulnérables et non moins lucides : les femmes. Toutes celles croisées sont un miroir de la misère des hommes qui les oppriment. Naïma, qui avait quitté son village natal pour faire carrière revoit ses ambitions à la baisse et se met à la recherche de l’homme providentiel qui exaucera son vœu de fonder un foyer. Comme elle, Kenza la mère de Kika, ravale son dégoût pour les corps d’hommes odorants afin d’obtenir le sésame qui lui permettra d’atteindre l’ailleurs, l’Espagne, destination de tous les possibles. Khadidja, sœur d’Osmane, abdique à la violence d’un homme et cède à une emprise libidinale proche de la folie. Et puis il y a la mère d’Osmane, cette femme vaillante qui travaille avec acharnement pour pourvoir aux besoins de sa famille. Pour elle comme pour la plupart des femmes du récit, le quotidien est affaire de survie. L’amour n’est qu’une lointaine chimère contre laquelle viennent se fracasser les rêves avant de s’échouer sur les rivages du réel. Dans sa philosophie, « le mariage et la mort sont un souci qu’on ne peut évacuer », il faut faire avec. De son époux elle dira en dansant : « Le seul cadeau que Dieu fait à une femme dans sa vie est d’abréger les jours de son mari… Y-a-t-il plus belle occasion de faire la fête que la mort du tyran ? »

Si tant de corps et de cœurs éprouvés cèdent au cynisme, certains n’abdiquent pas. La vie est plus forte que tout et l’auteur parvient avec talent à dégager un esthétisme éclatant de couleurs, de fleurs printanières et de senteurs épicées de l’univers de la laideur et du chaos. L’amour s’invite ainsi porté par la voix de Farah. Cette mystérieuse femme dont le seul désir est de s’accomplir par le chant. Irréelle et évanescente, elle fascine Osmane à chaque apparition et l’obsède quand elle se volatilise. C’est une femme libre et vulnérable à la fois. Elle incarne l’archétype de la muse qui n’inspire que parce que silencieuse et secrète : « On aurait dit un être hors du temps au milieu de ses fleurs violettes. »

L’amour et la mort s’affrontent tout au long de cette œuvre aux personnages attachants, dans une sensualité fine et puissante. Celle-ci témoigne de la sensibilité singulière de l’auteur à la psyché féminine et à sa conscience de l’unicité de la condition humaine à l’épreuve du meilleur, mais aussi du pire de la vie.

N’appelle pas, il n’y a personne de Youssef Fadel, traduit de l’arabe par Philippe Vigreux, Actes Sud, 2019, 400 p.

Si dans les deux premières parties il est question de l’arbitraire du pouvoir royal, des intrigues de la cour ainsi que de la répression qui a suivi l’attentat manqué contre le roi en 1972, ce troisième volet aborde la pauvreté comme thème transversal. Il y dénonce les conditions socio-économiques d’une partie de la population, résultant de la politique pratiquée durant le règne...

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