Photo d’illustration : une manifestante antigouvernementale tient un masque du gouverneur de la Banque centrale, Riad Salamé, lors d’une scéance de « haircut » symbolique devant le siège de la BDL à Beyrouth. Joseph Eid/AFP
L’inaction apparente des autorités libanaises face à la crise économique constitue de fait une réponse tacite, et particulière, à cette dernière. Elle permet en effet de faire assumer disproportionnément le coût de la crise aux déposants, tout en épargnant les actionnaires des banques. À la suite de notre plan d’action en dix points, nous appelons à un arrêt immédiat de ces politiques qui, de notre point de vue, sont à la fois socialement inéquitables, économiquement inefficaces et illégales. La forte dépréciation de la livre constitue le premier aspect de cette politique tacite. Le taux de la livre libanaise (LL) s’est littéralement effondré sur le marché secondaire, allant jusqu’à atteindre près du double du taux officiel. Or, si une dépréciation de la monnaie nationale est souhaitable pour réduire le déficit des comptes courants, son ampleur a été rendue beaucoup plus importante que nécessaire du fait de l’inaction des pouvoirs publics sur le front fiscal. La détérioration du recouvrement des impôts (déjà en baisse de 40 %) génère ainsi un déficit supplémentaire du solde primaire d’environ 4 milliards de dollars. Malgré l’accord conclu mardi dernier entre le gouverneur de la Banque centrale (BDL), Riad Salamé, et le syndicat des bureaux de change, pour fixer un plafond d’achat à ces derniers (à 2 000 LL/$), le taux de change libre continuera a se dévaluer si ce déficit est financé par l’injection de liquidités par la BDL, ce qui est probable en l’absence d’alternatives.
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« Lirisation »
Le deuxième pilier de la politique actuellement suivie est une expropriation rampante des dépôts. Alors que l’inflation et la dévaluation galopantes constituent de facto une taxe sur les revenus réels des Libanais, cette expropriation étend cet effet à l’épargne qu’ils ont durement accumulée. L’inflation touche directement les dépôts en LL. Mais de plus en plus, elle commence a toucher aussi les dépôts en dollars, qui représentent près de 75 % du total des dépôts.
Cette expropriation a débuté lorsque la BDL a laissé les banques gérer elles-mêmes un système informel de contrôle des capitaux, qui leur a permis de séquestrer les petits déposants, tandis que des gros déposants ont pu faire fuir leur épargne. La BDL a permis aux banques de payer les retraits des dépôts sur les comptes en dollars aux taux de change officiels. Elle a ensuite plafonné les intérêts sur les seuls dépôts, sans en faire de même pour les prêts accordés par les banques. Elle a enfin demandé aux banques de payer en LL la moitié des intérêts sur les dépôts en dollars – toujours au taux de change officiel. Bien que cette décote (ou « haircut ») imposée soit faible, cela a créé un précédent.
Compte tenu de ces mesures, on pourrait s’attendre à ce que ce processus de « lirisation » (soit la conversion forcée d’une partie des dollars à un taux de change escompté) continue de s’étendre à l’avenir, d’abord à tous les intérêts, puis au principal. Dans une interview accordée le 9 janvier à la chaîne MTV, le gouverneur de la BDL a ainsi déclaré que les banques n’étaient obligées de payer leurs déposants qu’en LL et au taux officiel, or rien dans le code de commerce ou la jurisprudence ne permet de justifier cette position.
Dès lors, quels sont les objectifs inavoués de cette politique ? En réalité, une « lirisation » généralisée des dépôts offre une solution magique aux problèmes de la dette publique et du secteur bancaire. Alors que la valeur des dépôts en dollars connaîtrait une réduction semblable à celle du cours de la LL, les actifs bancaires (prêts aux entreprises privées, euro-obligations et dépôts à la BDL) seraient, eux, beaucoup moins affectés, car ils sont en grande partie libellés en dollars. Si tous les dépôts sont « lirisés » et que la LL se stabilise aux alentours de 2 000 LL/1$, les banques devraient gagner dans un premier temps, selon nos estimations, environ 50 milliards de dollars, soit un transfert massif de richesse des déposants vers les propriétaires des banques.
Mais en outre, la dévaluation réduirait très significativement la valeur de la dette souveraine libellée en LL, tout en augmentant le coût du service de la dette restante libellée en dollars (euro-obligations et dépôts à la BDL). Toujours est-il qu’il sera alors possible de financer les coûts d’une restructuration nécessaire de la dette en devises en n’utilisant qu’une partie du gain massif des banques. Autrement dit, la charge principale de la réduction de la dette et de la restructuration du secteur bancaire sera en fin de compte essentiellement assumée par les déposants.
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Politique injuste et inefficace
Cette approche a un coût inacceptable, et ce à double titre. D’abord parce qu’elle s’avère injuste et discriminatoire. Les classes populaires et moyennes seront décimées non seulement par la baisse des salaires réels et des pensions, mais aussi par la liquidation du capital accumulé par des générations de Libanais expatriés et résidents. Il est totalement inédit de faire porter le fardeau des pertes sur les seuls déposants tout en protégeant les actionnaires des banques.
Ensuite parce qu’elle est inefficace, dans la mesure où elle aggravera inutilement la contraction de l’activité tout en réduisant ses perspectives de croissance. Et ce, pour quatre raisons : la destruction de la richesse fera baisser la demande ; de nombreuses entreprises feront faillite (leurs emprunts étant principalement en devises, contrairement à leurs revenus) ; la confiance dans les banques s’effondrera, entraînant une grave désintermédiation financière ; et l’inflation va encore s’accélérer du fait de l’excédent de LL dans les portefeuilles financiers des firmes et des ménages.
L’Argentine a vécu une expérience similaire en 2001 : un arrêt soudain des entrées de capitaux a entraîné une ruée vers les banques. Peu après, les retraits de dépôts ont été fortement réduits (dans le cadre du « corralito ») et la parité absolue avec le dollar abandonnée. Une loi a été adoptée pour convertir en pesos tous les dépôts en dollars (qui étaient, comme au Liban, prédominants), à un taux de 1,4 ARS/$. Le taux du marché s’est cependant rapidement effondré, réduisant la valeur des dépôts en dollars de 64 %. Une profonde récession a suivi, avec un effondrement du PIB de 12 %. Mais il y avait deux différences majeures avec le Liban : les banques détenaient peu de dette publique, et les exportations se sont rapidement améliorées. On peut donc s’attendre à ce que la récession résultant d’une telle politique soit bien plus destructrice au Liban.
Cette « lirisation » rampante est également illégale. Le Code de la monnaie et du crédit de 1963 et ses divers amendements n’autorisent pas la BDL à forcer le paiement des intérêts dans une monnaie différente de celle du contrat de dépôt, et encore moins de forcer leur conversion à des taux inférieurs à ceux du marché. De telles actions nécessiteraient l’adoption d’une loi par le Parlement, voire une révision constitutionnelle.
Pour mettre fin à ce processus, nous recommandons d’adopter le taux du marché comme référence juridique pour le remboursement des dépôts en devises. Cela nécessitera un mécanisme permettant d’établir à tout moment un taux de marché, similaire au régime de change flexible qu’a connu le Liban de 1949 à 1996 et qui lui a permis de résister aux chocs intérieurs et extérieurs.
Un ensemble de mesures bien conçues, allant dans le sens de notre plan de sauvetage – qui comprend notamment un ajustement rapide des comptes publics, un moratoire immédiat sur le remboursement de la dette publique et sa restructuration, et la limitation des décotes aux déposants les plus riches – sera socialement plus équitable et permettra une reprise plus rapide.
Signataires (en leur nom propre) :
Firas ABI-NASSIF, Amer BISAT, Henri CHAOUL, Ishac DIWAN, Nabil FAHED, Philippe JABRE, Sami NADER, May NASRALLAH, Paul RAPHAEL, Jean RIACHI, Nasser SAïDI, Kamal SHEHADI, Maha YAHYA
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commentaires (10)
Des peines de prison devraient pouvoir être prononcé contre les agissements de nos banquiers et politiciens. Il faudra pour cela une nouvelle constitution et une meilleure coopération avec la Banque Mondiale et le FMI. Il ne faut pas se leurrer l'avenir est sombre, les pauvres vont trinquer et les nantis vont souffrir. Les riches et moins riches se sont bercés d'illusions pendant trente ans et ont accepté que TOUS nos politiciens, avec ou sans l'accord tacite de la Banque du Liban, nous mettent dans ce pétrin.
TrucMuche
12 h 07, le 27 janvier 2020