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Idées - Tribune

Crise économique au Liban : un plan d'action pour éviter de perdre une décennie

Photo d'illustration : archives Reuters

Réunis fin décembre à Beyrouth pour discuter de la crise économique actuelle et de ses implications, nous, économistes et experts financiers indépendants, proposons un plan d'action en dix points pour sortir de cette crise et placer le pays sur la voie d'une reprise durable.

La crise économique est avant tout une crise de gouvernance émanant d'un système dysfonctionnel qui a entravé l'élaboration de politiques rationnelles et permis une culture de corruption et de gaspillage. Le pays, et en premier chef son secteur public, a vécu pendant des décennies bien au-dessus de ses moyens. Cela s'est notamment traduit par une dette publique extrêmement élevée et un secteur bancaire hypertrophié.

L'augmentation de la dette a inévitablement entraîné celle du fardeau de son service, créant des besoins de plus en plus importants en matière de financement extérieur et rendant le pays plus vulnérable aux chocs externes et régionaux. Lorsque ces flux financiers ont ralentis, la Banque du Liban (BDL) a eu recours à des procédés de plus en plus coûteux pour attirer de nouvelles entrées de capitaux. En fin de compte, cette politique monétaire s'est avérée insoutenable : depuis octobre, les entrées de capitaux ont pratiquement cessé, tandis que les sorties ont connu une forte accélération.

Le pays est depuis confronté à trois crises simultanées. D'abord une crise de la balance des paiements, résultant d' un grand écart entre l'offre et la demande de dollars, qui devrait atteindre 8 milliards de dollars pour 2020, selon nos prévisions. Si cet écart n'est pas comblé, de multiples conséquences négatives — difficultés pour assurer le service de la dette ; pénurie de marchandises ; dévaluation monétaire et poursuite de la contraction de l'activité économique — devraient s'intensifier.

Ensuite, une crise des finances publiques : alors que ces dernières ont déjà enregistré un déficit équivalent à 10 % du PIB en 2019, les recettes publiques se sont effondrées sous le poids de la récession. Pour 2020, nous prévoyons un déficit budgétaire primaire de 3 milliards de dollars (hors paiements d'intérêts), en plus du poids du service de la dette. Dans la situation actuelle, le financement de ce déficit sera extrêmement difficile.

La troisième crise est celle du système bancaire : avec près de la moitié de leurs actifs investis dans le risque souverain libanais (y compris auprès de la BDL) et un autre quart de ces actifs représentant des créances à risque du secteur privé, les banques libanaises se retrouvent de facto dans une situation d'insolvabilité et de crise de liquidités. Malgré les contrôles des capitaux récemment mis en place par les banques elles même, le secteur fait face à une situation classique de ruée bancaire (« bankrun »). Dans des expériences internationales similaires, la banque centrale intervient généralement en fournissant les liquidités dont les banques ont besoin. Mais au Liban, la BDL est actuellement contrainte par ses réserves limitées de dollars, et par les craintes qu'une offre excédentaire de livres libanaise n'entraîne un nouvel affaiblissement de la devise.

Des politiques économiques et financières inefficaces

Dans ce contexte, la continuation des politiques économiques actuelles conduira le pays sur la voie de l'implosion économique et sociale et de la désintégration politique. Plus précisément, nous prévoyons sept conséquences :

- L'économie connaîtra une profonde récession. Les pénuries de dollars obligeront l'économie à s'adapter à une baisse importante des importations. Les contrôles des banques et des capitaux ont déjà durement touché une économie fortement bancarisée — les fermetures d'entreprises, les réductions de salaires et les licenciements sont déjà devenus courants. Le secteur public se repliera en raison de conditions de financement difficiles. Dans ce scénario, nous prévoyons que l'économie devrait connaître une contraction à deux chiffres en 2020, c'est-à-dire une récession équivalente à ce que les États-Unis ont connu pendant la Grande Dépression des années 1930.

- La livre libanaise s'affaiblira fortement pour équilibrer l'offre et la demande de dollars. Si les politiques économiques et financière actuelles restent inchangées, celle-ci devrait fortement chuter, allant jusqu'à perdre, selon nos prévisions, jusqu'à la moitié de sa valeur, conduisant à une inflation élevée. Cela aura un impact négatif massif sur le coût de la vie et la disponibilité des biens essentiels (la nourriture, les soins de santé, ..), ainsi que sur les entreprises et le chômage.

- Les contrôles des capitaux et des banques s'intensifieront. Les banques continueront de rationner les retraits de dépôts et les transferts externes. La crise de liquidité du secteur privé s’aggravera et des défauts de paiement désordonnés et non gérés (y compris sur les eurobonds) se révéleront inévitables. La BDL continuera à perdre ses réserves internationales.

- Les conditions sociales empireront de façon drastique. Un effondrement économique et une inflation galopante entraîneront une destruction catastrophique des richesses. Le taux de pauvreté pourrait atteindre plus de 40 % de la population libanaise, ce qui signifie qu'environ 1,6 million de personnes n'auront pas les moyens de se fournir en nourriture et produits de base. Le chômage augmentera et une grande partie de la classe moyenne pourrait disparaître.

- Sans s'attaquer à ses causes profondes, la crise sera durable. Des arrangements économiques parallèles et inefficaces tels que le passage à une économie de cash, et le développement des marchés noirs et de la contrebande, se développeront. La crise deviendra pluriannuelle, avec des chances de reprise très faibles. Il en résulterait une longue « décennie perdue ».

- Les partis politiques actuels n'en sortiront pas indemnes. Les répercussions des troubles sociaux sur la sécurité seront aussi importantes que difficiles à prévoir.

- De toute évidence, le soutien financier international sera, dans un tel scénario, loin de répondre aux besoins et de pouvoir soulager l'économie.

Un programme en 10 points

Une meilleure approche est-elle possible ? Nous le pensons et dessinons ici les contours d'un programme cohérent de politique économique et financière sur trois ans pour mettre fin à la crise, traiter ses causes profondes, et remettre le pays sur la voie de la reprise. Ce programme vise à placer l'économie nationale sur une trajectoire de productivité montante, tout en protégeant les plus vulnérables en assurant un partage équitable du fardeau généré par les retombées de cette crise, en particulier pendant la période de transition.

Les dix étapes concrètes incluses dans ce programme, conçues de manière à éviter des difficultés économiques extrêmes, devraient être mises en œuvre de manière cohérente et simultanément, plutôt que de manière décousue et parcellaire.

1.Établir un comité de pilotage ad hoc habilité à concevoir, négocier et mettre en œuvre un plan d'urgence économique. Il faudra en parallèle créer des mécanismes participatifs pour discuter des mesures de ce programme avec les groupes de la société civile et donner aux citoyens les moyens de surveiller sa mise en œuvre.

2. Réformer et formaliser les contrôles de capitaux. Même dans le meilleur des scénarios, des restrictions sur les mouvements de capitaux et ses opérations bancaires demeureront nécessaires pendant une période prolongée. Cependant, de telles mesures devront désormais être gérées de manière équitable et transparente et s'appuyer sur une législation appropriée.

3. Réduire de manière décisive la dette du secteur public. L'État devrait annoncer immédiatement un moratoire sur le paiement de la dette (extérieure et intérieure), engager un conseil juridique et convoquer un comité des créanciers. La restructuration devrait avoir pour objectif d'aboutir à un stock de dette soutenable au vu du potentiel de croissance du Liban — que nous estimons dans une fourchette comprise entre 60 et 80 % du PIB. Pour cela, il faudrait proposer aux créanciers un éventail de mesures incluant notamment une réduction du principal, une baisse des taux d’intérêt et un allongement des échéances.

4. Lancer une réforme budgétaire pluriannuelle crédible. Les dépenses publiques sont actuellement inefficaces, souvent inutiles et perméables à la corruption. Le secteur de l'électricité n'est qu'un exemple parmi d'autres de cette réalité. Un programme global de réforme de la gouvernance et de la réglementation est nécessaire pour enrayer la culture rentière des agents économiques. La réduction des gaspillages et dépenses inefficientes, conjuguées aux économies résultant de la baisse du service de la dette, devraient permettre une augmentation des dépenses dans les secteurs sociaux et les infrastructures. Une vaste réforme est également nécessaire sur le plan des recettes, en concentrant moins les efforts sur l'augmentation des taux d'imposition, et davantage sur l'amélioration significative de la collecte et la lutte contre la dépendance fiscale vis-à-vis de quelques secteurs spécifiques. Nous recommandons finalement l'adoption d'une « règle budgétaire » contraignante et crédible qui limite l'ampleur des futurs déficits.

5. Réformer et recapitaliser la BDL. La BDL est un l'un des principaux créancier du gouvernement et a une position de change nette négative estimée à 30 milliards de dollars, la rendant très vulnérable aux dévaluations. Tant que cette situation ne sera pas réglée, il est difficile d'anticiper un retour de confiance dans la livre libanaise.

6. Gérer l'endettement du secteur privé. Le secteur privé fait face à une grave crise. Une table ronde réunissant les emprunteurs et leurs créanciers doit être convoquée pour discuter d'une programme collectif d'allégement par étapes de ce fardeau, et ayant pour objectif de protéger les entreprises viables tout en liquidant de manière ordonnée celles qui ne le sont pas. Le projet de loi existant sur la faillite et la restructuration devrait être rapidement adopté par le Parlement.

7. Réformer le secteur bancaire. Il s'agit d'une condition préalable à la relance de l'économie. La réduction de la dette publique et les pertes dues à la montée des créances improductives vont réduire la valeur des actifs détenus par le secteur bancaire, rendant la plupart des banques commerciales insolvables. Pour compliquer les choses, les banques sont très exposées vis-à-vis de la BDL, dont le propre bilan est déprécié. Les fonds propres bancaires sont loin d'être suffisants : selon nos estimations, quelque 20 à 25 milliards de dollars de capitaux frais sont nécessaires pour couvrir ces pertes. Les actionnaires actuels doivent assumer les pertes et être tenus d'apporter de nouveaux capitaux. Cela peut nécessiter une réduction du nombre de banques. Parallèlement, les prêts étrangers et les actifs de l'État pourraient être utilisés pour recapitaliser le secteur (voir ci-dessous). Étant donné que ce qui précède ne sera probablement pas suffisant, il est presque certain qu'il faudra réduire une portion des gros dépôts en les convertissant en actions des banques concernées.

8. Préserver la paix sociale. Cela implique une répartition des pertes bancaires concentrée sur les dépôts bancaires des individus les plus riches tout en épargnant les petits déposants. Un généreux filet de sécurité doit être mis en place pour lutter contre la pauvreté et soutenir la santé et l'éducation. Et les travailleurs devraient être accompagnés dans leur changement d'activité, afin de délaisser les secteurs en baisse pour ceux qui bénéficieront de la dévaluation.

9. Repenser l'articulation entre les politiques monétaire et de change. Le régime de change fixe (qui plus est à un taux surévalué) a conduit à d'importants déficits du compte courant ; a nuit aux secteurs tournés vers l'exportation et a contraint la banque centrale à offrir des taux d'intérêt élevés. Dans l'avenir, une politique de change plus flexible et incluant une dévaluation monétaire est nécessaire. Néanmoins, le passage à un régime de taux flottant n'est pas recommandé à court terme, compte-tenu du risque de dépréciation désordonnée et exagérée qu'il comporterait.

10. Créer un fond de stabilisation de la réforme. Nous estimons qu'un fond de 25 milliards de dollars sur trois ans est nécessaire à une bonne réussite de la transition. Ce fond devrait être utilisé pour consolider les réserves nettes de la BDL, aider à financer les besoins budgétaires immédiats du gouvernement, financer les dépenses sociales indispensables et contribuer à la recapitalisation des banques. Le programme économique que nous recommandons peut recueillir un tel soutien financier, notamment de la part de la Banque mondiale, de l'UE et du Conseil de Coopération du Golfe. Cependant, pour être réaliste, cela requièrera sans doute la négociation avec le FMI d'un programme acceptable. Nous pensons également qu'il est possible de financer en partie ce fond avec des actifs publics privatisable, et éventuellement, des revenus pétroliers et gaziers. À cet égard, nous ne pouvons qu'insister sur l'importance de la bonne gouvernance, de la transparence et de la responsabilité en ces matières.

Les conséquences de la trajectoire actuelle sont catastrophiques. Tout retard pour redresser la situation ne fera qu'aggraver la dislocation de la situation économique et sociale, amplifier le coût de l'ajustement qui sera nécessaire tôt ou tard, et imposer sa charge à ceux qui sont le moins en mesure de l'assumer. Une bien meilleure voie est possible. Elle imposera des décisions parfois douloureuses et nécessitera un nouveau contrat social pour réussir. Mais nous croyons sincèrement que cette approche ouvrira la voie à un avenir meilleur et à terme, prospère.

Signataires (en leur nom propre) :

Firas Abi Nasif, Edward Asseily, Bilal Bazzy, Hala Bejani, Amer Bisat, Henri Chaoul, Ishac Diwan, Hanine el-Sayed, Ali el-Reda Youssef, Saeb el-Zein, Nabil Fahed, Philippe Jabr, Sami Nader, May Nasrallah, Paul Raphael, Jean Riachi, Nisreen Salti, Nasser Saidi, Kamal Shehadi, Maha Yahya, Bassam Yammine, Gérard Zouein.


Réunis fin décembre à Beyrouth pour discuter de la crise économique actuelle et de ses implications, nous, économistes et experts financiers indépendants, proposons un plan d'action en dix points pour sortir de cette crise et placer le pays sur la voie d'une reprise durable.La crise économique est avant tout une crise de gouvernance émanant d'un système dysfonctionnel qui a entravé...

commentaires (2)

Encore faut-il espérer ne pas sacrifier deux génération de libanais pour retourner à la normale !

Chucri Abboud

12 h 11, le 09 janvier 2020

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Commentaires (2)

  • Encore faut-il espérer ne pas sacrifier deux génération de libanais pour retourner à la normale !

    Chucri Abboud

    12 h 11, le 09 janvier 2020

  • DES PROPOSITIONS ET DES SOLUTIONS IL Y EN A ENCORE... MAIS LE TEMPS FUIT... ET LES MEMES SONT ENCORE DANS LA SALLE DE PILOTAGE DU PAQUEBOT LIBAN. DES CORROMPUS ET LE PLUS MAUDIT DES INCOMPETENTS. SANS UN BON DEBARRAS ET LE PLUS VITE LE BATEAU EN DETRESSE CHAVIRE ET SE PERD. ILS TRAVAILLENT POUR DEVIER LA CONTESTATION DE SON BUT INITIAL. IL NE FAUT PAS LAISSER FAIRE. LE FLAMBEAU DU BON DEBARRAS DOIT S,ALLUMER DE PLUS BELLE !

    LA LIBRE EXPRESSION

    06 h 56, le 09 janvier 2020

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