Silence radio. Depuis le début de la contestation populaire au Liban, l’Arabie saoudite et ses alliés du Golfe suivent les événements au pays du Cèdre sans mot dire. Accusée implicitement, dès le début de la révolte, par le secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah d’être derrière le mouvement populaire, l’Arabie saoudite est soupçonnée de financer l’insurrection libanaise par les nombreux adeptes des théories du complot. Le mouvement de contestation apparaît pourtant à un moment où l’Arabie n’a jamais apparu aussi loin des considérations libanaises.
Si la chaîne al-Arabiya a couvert de près les événements et que les Saoudiens, selon plusieurs sources interrogées, voient avec enthousiasme ce qui se passe, le royaume préfère manifestement ne pas prendre de position officielle. Comment expliquer cette distance de la part de l’un des pays qui ont joué au cours de ces dernières décennies un rôle de premier plan sur la scène libanaise ?
« Tout le monde est relativement prudent pour le moment, à la fois parce que les États veulent comprendre ce qui se passe vraiment et à quoi cette révolution peut aboutir, et parce qu’ils ont des partenaires au gouvernement libanais », résume un haut diplomate européen ayant requis l’anonymat. Ce qui n’exclut pas qu’il y ait un intérêt évident pour ce qui se passe, explique le diplomate qui suit de près le dossier saoudien, ajoutant : « Pour l’Arabie plus particulièrement, la préoccupation principale est de faire reculer l’influence iranienne au Moyen-Orient. Donc tout ce qui va dans ce sens est accueilli favorablement à Riyad. » Le fait que la rue chiite ait brisé le tabou de la peur et se soit jointe aux manifestants a été perçu à Riyad comme un signe de remise en question de l’influence iranienne au Liban, d’autant plus que ces événements se déroulent en même temps que les manifestations en Irak, où le rôle de l’Iran est directement pointé du doigt.
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Les manifestants libanais ont toutefois mis en avant leur rejet de toute interférence étrangère, notamment celle de l’Arabie saoudite. « Les dirigeants saoudiens affirment clairement qu’ils ne veulent pas faire l’erreur d’interférer dans les affaires libanaises. Ils savent que certains acteurs, comme le Hezbollah, pourraient en profiter », affirme le journaliste Radwan el-Sayyed, ancien conseiller de Saad Hariri, qui rentre juste de Riyad.
L’image du royaume s’est d’ailleurs considérablement dégradée au Liban ces dernières années, à la suite de la séquestration du Premier ministre Saad Hariri à Riyad en novembre 2017.
« Les Saoudiens déclarent qu’ils ne veulent pas faire du tort au hirak au Liban, en s’impliquant avec une partie ou contre une autre », ajoute Radwan el-Sayyed. « Ils ne veulent pas apporter de l’eau au moulin de leurs détracteurs. C’est normal qu’ils soient discrets pour que leur position ne soit pas utilisée contre les mouvements populaires, accusés d’être influencés ou manipulés par Riyad », confirme le diplomate européen.
Riyad a subi une série de revers sur la scène régionale depuis l’arrivée au pouvoir du prince héritier et homme fort du régime, Mohammad ben Salmane. Il est embourbé dans sa guerre au Yémen, n’a pas réussi à faire plier son petit voisin qatari et a subi un véritable choc à la suite des attaques imputées à son rival iranien contre les sites d’Aramco le 14 septembre dernier. L’Arabie saoudite semblait considérer que l’Irak, la Syrie, et même le Liban, après le fiasco de l’épisode Hariri, étaient tombés dans le giron iranien.
« Les Saoudiens estiment que depuis trois ans le Liban est sous la coupe du Hezbollah. Riyad est consterné par la politique libanaise qui se rapproche de l’Iran et de la Syrie, tout en voulant entrer en confrontation avec les Occidentaux et les pays du Golfe », décrypte Radwan el-Sayyed.
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« Les Saoudiens ont laissé tomber le Liban. Ils ne s’y intéressent plus et ont d’ailleurs arrêté toute aide directe au pays du Cèdre depuis un certain temps », affirme pour sa part Élie Khoury, conseiller pour les relations extérieures auprès des Forces libanaises. « Les Libanais promettent la neutralité, mais ont une politique étrangère à la carte », ajoute-t-il. Le royaume wahhabite a fait évoluer sa position depuis 2017 en s’éloignant de son allié historique, Saad Hariri, perçu comme l’otage de la politique du Hezbollah. « La politique de Hariri ne sied pas à Riyad, qui continue toutefois à le soutenir parce qu’il n’y a pas d’alternative aujourd’hui », commentait récemment à L’Orient-Le Jour un haut diplomate arabe sous couvert d’anonymat. En reconfigurant sa politique, l’Arabie s’est rapprochée encore plus des Forces libanaises, considérées par Riyad comme la principale formation anti-iranienne sur la scène libanaise actuellement.
« Ils ont beaucoup d’estime pour la position des FL », précise Radwan el-Sayyed. « Les relations entre les FL et l’Arabie sont très bonnes », confirme pour sa part Élie Khoury.
La démission de Saad Hariri semble toutefois avoir changé la donne. Le fait que le Premier ministre sortant insiste pour former un cabinet de technocrates pourrait faire les affaires de Riyad dans le sens où cela diminuerait l’influence du Hezbollah au sein du gouvernement. « La position saoudienne pourrait évoluer rapidement à partir du moment où le pays se stabilise », explique le diplomate européen qui estime que les pays du Golfe ont un « intérêt à aider le Liban à se reconstruire, pour éviter le développement d’un autre foyer d’instabilité dans la région ». Le Liban est, selon tous les experts, au bord de l’effondrement économique et a besoin de façon urgente de plusieurs milliards de dollars de liquidités pour stabiliser la situation. « Les plans de soutien (économique, humanitaire) sont prêts, en attendant le bon moment pour les réaliser. Riyad attend d’avoir au moins un gouvernement de technocrates pour appuyer concrètement le nouveau pouvoir », affirme Radwan el-Sayyed. Le Hezbollah qui insiste pour la formation d’un gouvernement techno-politique craint pour sa part l’arrivée de technocrates hors de son contrôle, qui seraient susceptibles de donner notamment un autre ton à la politique étrangère libanaise dans la région. Avec une forme et des enjeux différents, le bras de fer régional se poursuit.
Pour mémoire
Manifestations : l'Arabie saoudite commence à évacuer ses ressortissants du Liban
commentaires (13)
Tant qu'ils ne peuvent emprisonner et tabasser le premier ministre, le Liban ne les intéresse pas...
Jean abou Fayez
00 h 23, le 22 novembre 2019