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Moyen Orient et Monde - L’écologie dans le monde arabe

Le Qatar face au défi d’économiser son eau souterraine

Alors que des jeunes du monde entier, de San Francisco jusqu’à Kuala Lumpur, en passant par Berlin, faisaient la grève de l’école vendredi 20 septembre pour implorer les dirigeants mondiaux de faire leurs « devoirs » sur le climat, la jeunesse arabe n’a pas vraiment répondu à l’appel. Sur 150 pays représentés, seuls 7 pays arabes se sont mobilisés et de façon tout à fait marginale. Si la cause écologique progresse dans le monde arabe, elle le fait moins rapidement qu’ailleurs et n’a pas encore complètement investi le domaine public. Ici, l’écologie ne fait pas gagner des élections (lorsqu’il y en a) et ne donne pas lieu à de grands débats intellectuels pour savoir comment répondre à ce qui constitue l’un des plus grands enjeux du XXIe siècle. « L’Orient-Le Jour » a souhaité comprendre les enjeux de l’écologie dans le monde arabe à travers une série d’articles, dont nous publions aujourd’hui le cinquième et dernier volet : un reportage réalisé au Qatar, où la politique agricole volontariste menée par Doha satisfait des objectifs à court terme, au risque d’affecter durablement les ressources naturelles.

Établie dans les plaines désertiques qui bordent la ville d’al-Khor, Agrico produit chaque jours plusieurs tonnes de fruits et légumes. Consciente des enjeux environnementaux auxquels fait face le pays, l’entreprise a investi massivement pour adapter la culture hydroponique au milieu désertique et ainsi réduit considérablement les besoins en eau. Photo Sebastian Castelier

Dans les rayons des supermarchés de la capitale qatarie, tomates, concombres, œufs et autres laitages estampillés « Made in Qatar » trônent fièrement en tête de gondole. Alors que l’émirat vit sous le joug d’un embargo imposé par ses voisins arabes depuis 2017, le quadruplement des productions agricoles locales est une réponse éminemment symbolique à ces pressions. D’ici à quelques années, 40 à 50 % des produits frais pourraient être produits dans le pays. Mais le Qatar, peuplé de 2,5 millions d’habitants, souffre d’un manque d’eau souterraine chronique. Classé par l’Institut des ressources mondiales (WRI) au premier rang mondial des pays les plus exposés au stress hydrique, le Qatar est aussi l’un des rares qui ne disposent d’aucun cours d’eau permanent pour cause de faibles précipitations. Acculés, les agriculteurs locaux sont contraints d’extraire l’eau des profondeurs du sous-sol pour irriguer les cultures.Si cette eau souterraine est offerte sans contrepartie financière aux exploitants agricoles, elle n’en demeure pas moins une ressource rarissime dans l’une des régions les plus arides du monde. En effet, l’émirat dispose d’une unique réserve d’eau douce : le Umm er-Radhuma-Dammam, dont les réserves sont estimées à 2,5 milliards de mètres cubes. En dépit des recharges artificielles et des retours d’irrigation, qui présentent de surcroît un risque accru de pollution causé par l’infiltration des engrais chimiques utilisés par l’agriculture, la ressource s’épuise quatre fois plus vite que les cycles naturels ne la régénèrent, diminuant chaque année de 100 millions de mètres cubes. Une situation qualifiée par le ministre de l’Énergie et de l’Industrie de « grave problème » et décrite comme « potentiellement dangereuse » par Alain Gachet, l’un des pionniers dans l’exploitation des eaux profondes au niveau mondial.

« Cette approche satisfait les politiciens à court terme, mais elle affecte la population à long terme », indique le scientifique qui aime comparer les aquifères, couches rocheuses saturées d’eau, à un compte bancaire : « Si vous consommez le capital fixe, tôt ou tard, vous ferez faillite. » Un document émis par un organe affilié aux Nations unies confirme et fait état d’un risque d’« épuisement total » d’une composante de l’Ummer-Radhuma-Dammam, le Rus, où l’État du Qatar prélève 70 % de l’eau souterraine consommée chaque année. En outre, cela menace l’aquifère d’infiltration d’eau de mer et compromet le futur du secteur agricole.


(Le premier volet de notre série : L’écologie dans le monde arabe : une cause qui progresse... à pas de tortue)



Des vaches dans le désert

Aujourd’hui, 92 % de l’eau extraite du sous-sol est allouée au secteur agricole. Celui-ci en utilise la moitié pour produire le fourrage qui nourrit 60 à 70 pour cent des 1,6 million de têtes de bétail vivant au Qatar. Dans les étables de Baladna, un géant qatari des produits laitiers, 12 000 vaches produisent chaque jour 400 tonnes de lait frais et autres produits laitiers. L’attachée de presse de l’entreprise reconnaît que les vaches n’étaient pas faites pour le désert. « Napoléon a dit “impossible n’est pas français”, alors nous disons “impossible n’est pas qatarien” », s’exclame avec fierté Saba Mohammad Nasser al-Fadala, indiquant que le fourrage donné aux vaches n’est pas produit localement, mais importé de l’étranger.

Une situation qui pourrait changer d’ici à 2025. En vue d’assurer l’autosuffisance, les autorités locales souhaitent produire localement 100 % du fourrage consommé dans l’émirat, « incluant Baladna », spécifie Faleh ben Nasser al-Thani, sous-secrétaire adjoint à l’agriculture et à la pêche au ministère des Municipalités et de l’Environnement. L’officiel qatari précise que ce changement s’accompagne de mesures visant à réserver l’usage des eaux souterraines aux cultures légumières et à allouer les eaux usées traitées à la production de fourrage.

La surexploitation des ressources est un sujet auquel Nasser Ahmad al-Khalaf est particulièrement sensible, conscient que le futur de ses descendants ne doit pas être sacrifié sur l’autel d’une politique court-termiste. Depuis plusieurs années, ce dirigeant d’entreprise qatari investit massivement dans le développement d’une agriculture hors sol de pointe, conçue pour s’adapter au climat aride et humide qui caractérise les plaines de l’émirat. Selon lui, cette technologie est unique en son genre et permet de réduire de 90 % les besoins en eau à une époque où « être durable et respectueux de l’environnement » est une obligation morale. Désireux d’entraîner dans son sillage les 916 établissements de la filière agricole qatarie, il met, à travers son entreprise Agrico, son expertise à disposition et développe ainsi pour plusieurs clients des fermes durables qui se caractérisent par leur faible consommation d’eau. Ce service, clef en main, a déjà convaincu six exploitants et 500 000 mètres carrés sont à l’étude.


(Le deuxième volet de notre série : Dans les pays du Golfe, l'écologie est une question plus existentielle qu’ailleurs)


La stratégie est ambitieuse et le ministère des Municipalités et de l’Environnement l’encourage. Un budget compris entre 2,75 et 3,3 millions de dollars est alloué à un programme qui vise à fournir gratuitement des serres aux fermiers qui souhaitent s’orienter vers l’agriculture hydroponique et ainsi réduire l’impact sur l’aquifère. Alain Gachet confirme le bien-fondé de cette stratégie et affirme que l’usage de technologies modernes est une nécessité dans le cadre du développement d’une politique d’autosuffisance alimentaire.

Pourtant, remettre en question les idées préconçues ne fait pas encore l’unanimité parmi les acteurs privés du secteur agricole qatari. Chez Baladna, les robots de traite aspirent les mamelles gorgées de lait des vaches holstein, une race connue pour avoir l’un des meilleurs rendements laitiers au monde. Un homme désapprouve pourtant ce tout-holstein : John Dore, l’ancien dirigeant des fermes de Baladna. Selon lui, une sélection plus stricte doit être effectuée afin de limiter l’impact environnemental qui résulte d’une production intensive en climat désertique. Par exemple, selon lui, favoriser l’achat d’une race de vaches laitières unique en son genre créée au Brésil pour les climats chauds et humides, la girolando. L’attachée de presse de l’entreprise soutient que cette idée, si innovante soit-elle, ne correspond pas à la vision des fondateurs de Baladna qui se résume en un slogan : disposer de « la crème de la crème ». Selon elle, 80 % des 700 litres d’eau nécessaires quotidiennement pour maintenir une vache holstein dans ces conditions climatiques, dont une grande partie est utilisée par les systèmes de brumisation, sont recyclés. Depuis le bureau qu’il occupe chez Agrico, Nasser Ahmad al-Khalaf jette un regard pensif en direction des vastes étendues désertiques. « Que les gens comprennent qu’un légume peut consommer moins d’eau qu’un autre est encore compliqué », affirme l’entrepreneur, conscient du chemin qu’il reste à parcourir pour sensibiliser ses concitoyens à la nécessité de faire preuve de modération quant à l’usage d’une ressource invisible, nichée plusieurs dizaines de mètres sous ses pieds.


Les autres volets de notre série 

La question de l’eau : source de conflits, pas de guerre

À Bassora, un paradis perdu


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