Ce jour-là, c’est à pas feutrés que nous remontons le corridor centenaire du couvent mariste à Jbeil. Au bout du corridor se trouve le frère André, qui nous attend. Ces lieux, nous les avons côtoyés, alors que nous étions collégiens. Des décennies plus tard, ils nous font toujours forte impression. À l’instar du « vieux » frère André, qui, du haut de ses 101 ans, nous a donné rendez-vous.
Malgré le passage des années, de décennies même, sa chambre n’a pas changé. De même que la qualité du silence qui l’emplit. Assis sereinement à son pupitre, en train de lire, le religieux s’empresse de se lever pour nous accueillir.
Le frère André est une figure connue, particulièrement dans la région de Jbeil, du fait de sa présence active dans le milieu éducatif. Passionné d’archéologie et d’histoire de Byblos, il a collaboré à plusieurs projets concernant la ville. Depuis plus de 80 ans, il exerce la fonction de directeur et de professeur. Il a en effet enseigné la littérature française, l’histoire, la philosophie et la religion à plusieurs générations de Libanais, dans plusieurs villes.
Au cours de sa vie, qui l’a aussi mené en Syrie (Alep et Damas) et à Jérusalem, il a côtoyé des personnes d’exception, comme le curé Nasrallah Sfeir devenu plus tard secrétaire à Bkerké puis patriarche, alors qu’il enseignait l’arabe chez les maristes à Jounieh.
Décoré par le président Chéhab en reconnaissance de son engagement infatigable et de son dévouement pour l’éducation, puis par le président Michel Aoun en 2018 à l’occasion de ses cent ans, l’homme, en habit de frère, reste actif, la foi toujours chevillée au corps, de même que la modestie.
Depuis l’âge de 16 ans, date à laquelle il a débarqué à Amchit, siège de la maison mère de la Congrégation mariste, le frère André a vécu au fil des ans plusieurs changements : changement du paysage urbain libanais, changement de présidents, changement de programmes scolaires. Et même le changement de la tenue mariste : le rabat blanc de l’ancienne tenue qui descendait sur la poitrine a disparu depuis 1970 après les réformes du concile Vatican II. « Je garde l’habit sans en faire un principe. Je garde l’habit parce que c’est l’habit. D’ailleurs, je n’étais pas le seul à le garder, la moitié des frères gardaient l’habit, puis ils sont morts, et il y a un survivant, c’est moi ! » explique, en souriant, le frère André. Ce dernier est effectivement l’un des rares frères maristes à conserver l’habit de religieux, ses confrères ayant opté depuis longtemps pour la tenue civile.
Un beau jour, la famille reçoit une lettre...
C’était dans le village reculé de Héauville, un coin perdu de l’ouest de la France, dans le département de la Manche en région Normandie, qu’est né Jean-Baptiste Delalande, futur frère André, vers la fin de la Grande Guerre, en janvier 1918. Premier-né d’une fratrie de 14 enfants, on lui a donné le nom de son père comme il était d’usage à l’époque. « Le dernier-né de ma famille, c’était Louis, on l’a alors appelé Louis XIV ! » précise, en riant, frère André, sans cacher les sympathies monarchistes de sa famille. « Nous vivions dans ce qu’on appelait une maison de ferme, c’est-à-dire qu’il y avait les habitants de la maison et, dans d’autres parties, les animaux, les brebis, les chèvres, etc », poursuit-il.
Le père de Jean-Baptiste Delalande souhaitait que son fils soit un enfant de chœur. « Alors que je l’ai été pendant très longtemps », dit-il.
Son père, qui était chantre à l’église, avait le rôle particulier d’entonner les chants pendant les offices divins. Il caressait le rêve que son premier-né devienne prêtre. Mais voilà, un beau jour, la famille reçoit une lettre. « Nous avons reçu un petit billet de la part d’un certain frère, qui avait vécu en Orient. Un frère mariste du nom d’Aldegrin qui avait dirigé une école de Frères maristes à Achkout entre 1906 et 1914. Ayant fait la guerre comme aumônier militaire, il était rentré en France pour chercher des vocations. Il se promenait dans les villages sur une motocyclette et scrutait les familles nombreuses. Nous étions connus comme étant une famille nombreuse et il nous a identifiés dans notre lointaine Normandie. Sur le billet, on demandait si notre famille consentirait à envoyer l’un de ses fils œuvrer dans les écoles maristes en Orient. »
De Bairo à Beyrouth
Après quelques mois de réflexion, Jean-Baptiste, qui n’a alors que onze ans, accepte la requête. « Le bon Dieu est venu me chercher dans un coin perdu ! » lance, aujourd’hui, le frère André, quand on l’interroge sur sa vocation mariste.
En rentrant dans les ordres, le jeune Jean-Baptiste se voit attribuer, par le maître des novices, un nouveau nom : André Frédéric. « On m’a dit qu’en devenant un frère mariste, je deviendrai une autre personnalité, d’où lechangement du nom », raconte-t-il.
Le périple du jeune garçon commence à Bairo, une commune de la ville de Turin en Italie, dans un juvénat, qui est un centre de formation pour les jeunes destinés à devenir frères. S’y trouvent alors une centaine de garçons, des Français, des Suisses et des Italiens. Pendant les cinq ans qu’il passe au juvénat, il apprendra notamment l’italien, grâce à un curé.
En 1934, à 16 ans il accepte de s’engager chez les frères et il fait la profession de vœux temporaires. Puis, rapidement, il embarque, avec un groupe de jeunes, à abord du Brest, un navire en partance pour le Liban.
« À l’époque, les longs voyages se faisaient en bateau. Les rares avions étaient militaires et encore ils étaient à leurs débuts », se souvient le frère André.
À Beyrouth, une voiture à cheval l’attend pour l’emmener, avec une dizaine de garçons, à Amchit. C’est là qu’il passera quelques années à étudier, grâce à des frères chargés des cours de mathématiques, d’anglais, de littérature. Après son bac français, présenté à Beyrouth, c’est seul qu’il doit travailler pour décrocher sa licence. « Il n’y avait pas de vrais professeurs pour nous enseigner », précise-t-il.
En 1936, après son bac, il commence à enseigner la littérature française dans l’école mariste de Jounieh (qui a été plus tard fermée et transférée à Champville). Durant la Seconde Guerre mondiale, il est mobilisé pour effectuer des tâches administratives. « Le représentant de Pétain à Beyrouth était le général Dentz et les Français libres étaient ceux de De Gaulle, qui n’était qu’un simple général à ce moment-là. La grande armée, la vraie armée, c’était celle du général Dentz. Puis les deux armées se sont mises d’accord », explique-t-il.
Après la guerre, frère André continue d’enseigner à l’école mariste de Jounieh, dont il fut le directeur de 1952 à 1958. Parallèlement, ses études personnelles sont reconnues dans les universités françaises comme équivalentes à quatre licences !
La vocation comme une aventure
La vocation, dit aujourd’hui le centenaire, dans sa chambre du couvent mariste à Jbeil, « naît peu à peu ». « Au départ, c’était un peu comme une aventure. Puis, l’on rentre dans les objectifs. Le père Champagnat (fondateur de la Société des Petits Frères de Marie, dits Frères maristes des écoles, NDLR) avait regroupé des professeurs qui sont devenus les frères maristes, qui n’enseignaient pas seulement la religion mais les autres matières. Dans cette ligne, j’essayais de communiquer le savoir tel qu’on le connaissait dans les années trente et quarante à des Libanais, qui, eux, n’en avaient pas idée, parce que les Ottomans n’avaient rien laissé derrière eux, aucune école. L’école existait sous le chêne », raconte le frère. Et sur la différence avec les autres missions européennes, il ajoute : « Nous n’avons jamais eu l’idée de faire comme les jésuites, c’est-à-dire récupérer les enfants des grandes familles. Nous, nous nous intéressions surtout aux familles moyennes. »
Quand on lui demande si la séparation d’avec ses parents, à un si jeune âge, lui a laissé des cicatrices, il répond en mettant en avant sa philosophie du contentement. « J’ai un bon tempérament, je n’ai jamais éprouvé une quelconque nostalgie. J’ai vécu pendant très longtemps, heureux d’être un frère mariste. Nous avons gardé une correspondance avec mes parents. Et j’ai été bien accueilli au Liban, très heureux au milieu des frères et au milieu des élèves. Je n’ai jamais ressenti d’arrachement. »
Doté d’une mémoire photographique, se souvenant minutieusement des différentes dates qui ont jalonné son parcours et celui de sa congrégation, le frère André a passé près d’un siècle au Liban. Aujourd’hui, cet homme qui connaît si bien l’histoire de Jbeil, où il vit depuis 35 ans, fait désormais partie du patrimoine de la ville.
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Hommage au Frère André Delalande
MELKI Raymond
20 h 51, le 02 mai 2021