Échaudé par son expérience au pouvoir après la révolution en Tunisie, le parti d’inspiration islamiste Ennahda a lissé son image ces dernières années et lancé dans la bataille présidentielle un candidat conforme à cette stratégie : Abdelfattah Mourou, un avocat à la jovialité rassurante.
Réticent, Ennahda ne s’est lancé que début août dans la course à la magistrature suprême, pour la première fois de son histoire, alors que le premier tour, anticipé après le décès du président Béji Caïd Essebsi en juillet, aura lieu le 15 septembre. À défaut d’allié à soutenir et comme le bouleversement du calendrier électoral oblige à faire campagne pour la présidentielle si l’on veut exister aux législatives du 6 octobre, le parti a pris le risque de ranimer la flamme de ses opposants.
« Les Tunisiens se sont familiarisés avec l’existence d’Ennahda comme un parti normal, la situation est plus propice », a assuré cette semaine le chef historique du parti, Rached Ghannouchi.
L’élection de 2014 s’était jouée sur un puissant clivage entre pro et anti-islamistes. Mais celle de 2019 se joue pour l’instant sur le terrain économique et social. « Ce clivage entre islamistes et tenants de la laïcité n’est plus recevable ni crédible », estime le politologue Hamza Meddeb, car les principaux partis ont gouverné en coalition avec Ennahda ces dernières années. Selon lui, « cela montre le succès relatif de la stratégie d’Ennahda de participer, même au second rang, aux gouvernements post-2014 : ça a permis de diluer ce clivage », et d’éviter « que ses adversaires se liguent » contre lui. « Ce n’est pas un parti normalisé, tempère Selim Kharrat, qui dirige l’observatoire du Parlement al-Bawsala. Il y a toujours une frange de la population qui est dans une approche d’éradication d’Ennahda. »
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Démocrate-musulman
Ennahda reste marqué par sa première expérience au pouvoir, lorsqu’il avait remporté fin 2011 le premier scrutin postrévolution. Empêtré dans de profondes crises, il avait été confronté à une forte opposition, au point de céder la place à un cabinet de technocrates début 2014. En 2016, le parti a annoncé avec grand bruit sa mue en mouvement « civil » séparant le religieux du politique. Depuis, il s’évertue à policer son image, insistant pour être décrit comme un parti « démocrate-musulman ». Voire simplement « conservateur », pour Abdelfattah Mourou.
Et si les avis divergent sur les chances de M. Mourou d’arriver au second tour, sa personnalité paraît beaucoup moins clivante que celle du « cheikh » Ghannouchi.
« C’est le moins islamiste des islamistes, il peut rallier un électorat moins proche du parti », souligne M. Meddeb.
Président par intérim du Parlement depuis juillet et avocat septuagénaire dont l’humour fait mouche, M. Mourou est une figure atypique au sein des islamistes, portant l’habit traditionnel tout en prônant l’ouverture du parti.
Devancé aux scrutins de 2014 par le parti séculier Nidaa Tounes, Ennahda a néanmoins participé à la coalition, et n’a ainsi quasiment jamais complètement quitté le pouvoir depuis 2011. Revers de la médaille : Ennahda a subi, tout comme Nidaa Tounes, le vote sanction des municipales de 2018, engrangeant 500 000 voix, soit un tiers des voix enregistrées en 2011. Cela ne l’a pas empêché de remporter le plus grand nombre de villes, dont Tunis, et son réservoir de voix est inégalé. Mais des réticences subsistent.
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Faire peur
Confier à un islamiste les prérogatives d’un chef d’État sur la défense et l’armée peut encore avoir un effet repoussoir chez certains électeurs, tandis que d’autres soupçonnent toujours le parti d’avancer masqué sur les questions sociétales. Et un fort réflexe anti-Ennahda ressurgirait si le parti devenait trop hégémonique.
Candidat aux législatives, M. Ghannouchi nourrit, lui, l’espoir de présider l’Assemblée nationale selon nombre d’observateurs, et Ennahda, la plus structurée des forces politiques, pourrait avoir un rôle-clé dans le choix du gouvernement.
« Le parti restera dans une stratégie d’alliance, pour ne pas être (seul) sur le devant de la scène », estime l’éditorialiste Zied Krichen. « Quand on est riche, on peut partager », admet à demi-mot M. Ghannouchi.
Reste à savoir si M. Mourou a comme mission de viser la présidence, ou de permettre à Ennahda de peser, notamment pour les législatives, via une stratégie d’alliance. Pour M. Krichen, certains y vont « peut-être à reculons », mais « le parti doit se mobiliser, car si (M.) Mourou fait un mauvais score, il risque d’être balayé aux législatives ».
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