Orhan Pamuk : plus de 30 millions de livres vendus et traduits en plus de 63 langues. Photo Ozan Kose/AFP
En remportant le prix Nobel de littérature 2006, Orhan Pamuk a balayé la vague démontée de critiques, de récriminations et de polémiques pour avoir osé, exploit inédit dans le pays d’Atatürk, s’ériger en défenseur du génocide des Arméniens sous l’Empire ottoman ainsi que des Kurdes.
À 67 ans, port altier avec une ascendance circassienne, élégance racée d’un fils de bonne famille, verbe clair, éducation supérieure conciliant écriture couronnée de succès et professorat universitaire aux États-Unis, amoureux de la peinture dont il voulait faire son métier premier (il se contentera, avec talent, de la photographie en croquant surtout les rives du Bosphore) l’auteur de Mon nom est rouge affiche plus de 30 millions de livres vendus et traduits en plus de 63 langues.
Outre le prestigieux prix de Stockholm qui lui accorde une notoriété internationale, l’écrivain amoureux de sa ville natale, Istanbul, dont il n’a jamais tari de chanter les louanges et les charmes tout en gardant un regard vigilant et critique pour le meilleur d’une cité qui en a vu de toutes les couleurs, est salué par une pluie de récompenses tout aussi bien dans son pays d’origine qu’à l’étranger. Dans le chapelet de reconnaissances on cite volontiers le prix du meilleur livre étranger en 2002 (France) ainsi qu’en Italie le Premio Grinzane Cavour et le International Dublin Award…
On aurait pu penser qu’Orhan Pamuk serait nourri des grands littérateurs des terres d’Anatolie ou du col de Beylan tels Yaşar Kemal ou Nâzim Hekmet, mais c’est si peu car ses vraies références (tout comme le style de sa compatriote Elif Shafak d’ailleurs) relèvent beaucoup plus des auteurs d’Amérique latine (Gabriel Garcia Marquez) ou des romanciers d’horizons différents tels Kafka, Camus, Proust, Dostoïevski, Faulkner, Sartre…
Avec son nouvel opus fictionnel, La femme aux cheveux roux, Orhan Pamuk aborde le thème de la filiation, dans ses versions sombres et dramatiques au cœur d’une narration complexe aux multiples méandres, embranchements, nuances et contrastes.
Parricide et filicide
Au fil des pages, il mêle dans un réseau dense, fluide et imprévisible comme tout parcours humain, plusieurs vies de personnages de couches sociales différentes de la Turquie profonde qui viennent converger au point de départ tel un puits dont on ignore le fond… Avec une image centrale, par-delà un véritable conte philosophique ou initiatique entre Occident et Orient où le mythe d’Œdipe (un fils tue son père) et le mythe de Rostam – le Livre des rois perse – (un père poignarde son fils) se joignent pour évoquer parricide et filicide. Évidentes métaphores et paraboles sur la politique d’Ankara pour expliquer les contradictions d’un pays entre tradition et modernité où la liberté a peu d’espace et reste vouée à une oppression parfois musclée …
Et entre ces deux extrêmes d’un passé pesant et d’un présent turbulent qui se (re)reconstruit, l’amour pour une comédienne rousse en décolleté vertigineux et minijupe ! Passé qui ressurgit et tentative de créer sa propre existence pour l’antihéros Cem Ģelik abandonné par son père. Il se choisit comme substitut de figure paternelle maître Mamut, un puisatier, et exerce chez lui, sur des terres arides, son métier d’ingénieur géologue. Et soudain, en ce troublant été, c’est la rencontre, pour un interlude passionné, avec Gülcihan, une mordue de l’univers des planches, fantasque et anticonventionnelle, aux cheveux roux, plus âgée que le jeune homme qui fait ses armes dans l’éducation sentimentale et la vie.
Tout cela semble cousu de fil blanc mais il n’en est rien, car, dans une implacable architecture, le temps creuse les faits et tout finit par se recomposer tel un puzzle adroitement ajusté avec la précision d’un papier à musique. Le passé et la fatalité ont des détours surprenants et rattrapent par le collet le jeune homme à travers ses amours passagères et le confrontent à son destin. Comme quoi pas d’actes inconséquents ou gratuits et pas de choix sans revers !
Tel un thriller palpitant, le roman à plusieurs strates étend ses zones d’ombre et de lumière et révèle au compte-gouttes ses parts de mystères, tout en décrivant dans le menu détail la société stambouliote que l’auteur connaît parfaitement et sur le bout des doigts. L’occasion pour lui, par-delà toute érudition (ce n’est pas rien que d’évoquer le film de Pasolini sur Œdipe et de suivre les commentaires de Freud ainsi que de présenter le tableau du poète et peintre préraphaélite Gabriel Rossetti pour les cheveux roux de sa maîtresse Fanny Cornforth), de pointer non seulement les beautés et les singularités d’une ville (plus de 15 millions d’habitants !) mythique et ancestrale, au passé et présent houleux et tumultueux, mais de scanner en profondeur son profil. Et de tenter de prévoir l’avenir…
Schisme béant
En rêveur impénitent, incorrigible contestataire et infatigable réformateur, l’auteur de Cette chose étrange en moi parle des changements, des paradoxes et des contradictions qui agitent la Turquie actuelle ainsi que la mer de Marmara, le parc Gezi, le palais de Dolmabahçe, la mosquée bleue, le pont Galata, le quartier dOrtaköy et la place Taksim... Comment concilier le personnage du chanteur Zeki Müren, grimé et attifé en drag queen avant l’heure face aux fondamentalistes, crânes rasés et barbus, ou l’actrice Sibel Kekilli, Ours d’or à Berlin pour un film de Fatih Akin et star du porno affrontant la marée de « badgés », ces femmes enfoulardées et habillées jusqu’aux dents : les conflits intersociétaux et le schisme laïcité et religion sont béants…
L’ouvrage s’ouvre, par le biais de son principal protagoniste, sur une première phrase qui interpelle. « J’aurais voulu être écrivain. » Un aveu exaucé car qui doute encore aujourd’hui qu’Orhan Pamuk soit un authentique écrivain ? D’autant plus que c’est seulement avec dix romans – tous de facture remarquable – qu’il est entré dans la cour des grands et qu’il est arrivé au sommet de la littérature mondiale.
Égal à son inspiration sur tout ce qui touche son pays, toujours avide d’affranchissement, ne baissant jamais les bras pour dénoncer, âpre et véhément dans ses propos sans jamais oublier l’élégance de la formulation, mêlant légendes orientales et mythes occidentaux, conteur émérite (même si l’histoire ici tarde un peu à démarrer avec des détails presque oiseux et secs au début), Orhan Pamuk offre une lecture savoureuse, intelligente et empreinte de culture. Une fois de plus, pour la quête de l’identité mais surtout pour un incoercible besoin de liberté et d’émancipation.
Un livre puissant qui vient enrichir une œuvre déjà captivante. Et qui soulève et sonde, sans violence, impudence ou acrimonie, car il décortique, en toute tranquille lucidité et clairvoyance, la société, les traditions et le système politique, pour la question du désir du ralliement de la Turquie à l’Europe…