Mi-bienveillant, mi-narquois, on retient son sourire d’une contagieuse énergie, sa magnifique coiffure de lionne, en tresses somptueuses qui glorifient les terres de Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire bien après le courant de la négritude, sa corpulence d’une incroyable vitalité, son port altier et surtout la lumière de ce visage rayonnant qui ne se voilait jamais pour dire toujours la vérité, fût-elle la plus sombre, la plus tourmentée et la plus amère au monde.
Double deuil aujourd’hui en Ohio dont l’écrivaine est originaire. Un Ohio qui n’a pas encore enterré ses morts suite à une absurde fusillade qui a fauché vainement des vies innocentes. Et puis, un autre coup dur pour cet État et l’Amérique entière avec l’ultime départ ce 5 août, entourée de sa famille et de ses amis, de la grande dame de la littérature noire américaine. Toni Morrison qui a n’a pas laissé un coin d’ombre et n’a jamais ménagé ses forces pour dénoncer, témoigner et analyser le martyre, la misère, la fougue de l’indépendance et l’émancipation après des siècles de servitude, d’esclavage des Noirs entre ségrégation, racisme, violences sociale, urbaine et rurale. Ses romans le disent sans ambages, avec courage, à travers des héroïnes qui ne connaissent que la tragédie de la vie.
D’extraction familiale modeste, mariée et divorcée, elle devint une romancière imposante avec plus d’une dizaine d’opus de fiction tirés du cœur même de la réalité, sans parler du volet des œuvres pour enfants (qu’elle cultive avec son fils Slade Morrison), l’écriture des essais universitaires, un livret d’opéra ainsi que deux pièces de théâtre. L’auteure du célèbre Beloved (porté à l’écran, avec et grâce à Oprah Winfrey, hélas avec peu de succès) n’en reste pas là dans sa boulimique et intense activité.
Elle brasse, parallèlement à son don et son labeur de l’écriture, une carrière où se mêle le profil d’une professeure de littérature à Princeton (entre autres universités) et d’une excellente éditrice chez la prestigieuse maison Random. C’est ainsi qu’elle contribue à la connaissance de la cause des Noirs et pointe du doigt les inégalités et les injustices en publiant les autobiographies de deux icônes black : Mohammad Ali et Angela Davis.
Influencée par Doris Lessing (jamais l’Afrique n’aura résonné plus juste que sous sa plume axée sur le militantisme pour l’anticolonialisme et l’antiapartheid), James Baldwin (le voyageur à la fois gai et triste qui explore en toute poésie et certains vocables crus les non-dits et les tensions non avouées autour des différences raciales, sexuelles et de classe au sein d’un Occident masqué et d’une Amérique au discours double), ainsi que par William Faulkner et Virginia Woolf (qui sont en fait, avec leur suicide, les thèmes de son mémoire universitaire), Toni Morrison semble parfaitement dans le sillage de cette pensée de contestation et de réflexion sur une société qui brime ses citoyens de couleur. Des hommes et des femmes traités en citoyens de deuxième ou troisième zone. Et elle n’aura de cesse de mettre de l’ordre dans ce triste état de fait et cet injuste dysfonctionnement sociétal !
Racines africaines
Ses propos politiques ont fait aussi grand bruit, comme lorsqu’elle a qualifié Bill Clinton de premier président noir en raison d’une enfance qui fraye avec la classe ouvrière, a parlé de son humble condition, de sa gourmandise pour la junk-food et de sa passion pour le saxo. Elle apportera aussi inconditionnellement son appui à Barack Obama…
Mais on revient surtout sur son parcours littéraire qui injecte un sang presque neuf à la littérature afro-américaine du siècle dernier. Ses romans ne sont jamais cadeau facile aux lecteurs. Son style est syncopé comme un air de jazz ou mélancolique comme une mélodie de blues. À la fois précise et s’envolant dans la magie des mots et des atmosphères, l’auteure de ce qu’on a surnommé la trilogie qui l’a propulsée au firmament des lettres et établi sa grande réputation (Beloved, Sula et Le Chant de Salomon) revisite les mythes et les légendes de ses racines africaines. Tout en jetant avec lyrisme un sens aigu de l’observation et un regard impitoyablement analytique, interrogateur et sans concessions sur une Amérique terre de tous les rêves et de toutes les libertés. Comme une incantation aux esprits, l’écriture est insidieuse et captive le lecteur. Il y a, par-delà le burlesque ou une certaine notion de fantastique, ces histoires de femmes et de filles étranglées, trucidées, violées, égorgées, malmenées. En mettant de côté tout ce pan mélodramatique, il s’agit surtout d’un univers qui aspire à la paix, à l’équilibre social, au bien-être des gens que la vie et la société se doivent de protéger, de sécuriser.
Le grand mérite de Toni Morrison, écrivaine phare de la culture afro-américaine, est surtout d’avoir donné une visibilité littéraire aux Noirs. À relire, Home, un livre court et percutant. Cent cinquante pages pour un superbe condensé des thèmes éminemment « morrisoniens ». Paix à son âme.
commentaires (3)
PAIX A SON AME. UNE GRANDE ECRIVAINE.
LA LIBRE EXPRESSION
20 h 23, le 08 août 2019