C’est sous une pluie d’applaudissements que l’autorisation de la préparation d’une demande de canonisation de Youssef Bey Karam a été annoncée l’été dernier à Ehden dans la cathédrale Saint-Georges, en présence du patriarche maronite Béchara Raï.
Cette grande figure laïque pourrait être éventuellement canonisée. Il s’agirait alors d’une première dans l’histoire de l’Église maronite. Interrogé par L’Orient-Le Jour, le père Youhanna Makhlouf, auteur de plusieurs ouvrages sur Youssef Karam, dont un dernier qu’il signera le 4 août à Ehden, assure que « des préparatifs sont en cours pour fonder une association qui portera le nom du héros du Liban. Elle sera présidée par le patriarche Raï, qui chargera un vice-président de diriger les travaux ». La parution de son ouvrage en arabe Mémoires spirituelles de Youssef Bey Karam, dans lequel il publie un manuscrit de Karam et le commente, a semble-t-il relancé le dossier.
Héros du Liban
Qui est Youssef Bey Karam, ce « héros du Liban » que le patriarcat maronite a jugé opportun de proposer afin que ses vertus soient reconnues comme héroïques par l’Église catholique ? Dans son ouvrage La société de Zghorta : structures sociopolitiques de la Montagne libanaise 1861-1975, l’écrivain et anthropologue Antoine Douayhi place le phénomène Youssef Bey Karam dans son contexte sociohistorique. « En 1861, au moment où tous les “féodaux” cherchaient à s’intégrer dans le nouveau système pour préserver les restes de leur autorité déchue, Youssef Bey Karam, cheikh d’Ehden, refusait les postes qui lui étaient offerts, se soulevait contre le régime et passait incontestablement pour le chef politique le plus populaire et le plus puissant de la Montagne libanaise », peut-on lire dans l’ouvrage. Pour l’auteur, « l’apparition de Karam est, au niveau de la chefferie de la Montagne, l’expression d’un bouleversement général de rapports de force et d’une nouvelle sensibilité populaire ». Ainsi, « dans la grande tourmente de 1860, Youssef Karam, venu à la tête des combattants du Nord, fit figure de grand défenseur des chrétiens ». D’après Douayhi, « si telle localité a été épargnée, c’était, pensait-on, parce que Karam l’avait protégée et si telle autre localité tombait entre les mains des druzes, c’était, selon la même logique, parce que le cheikh d’Ehden n’avait pas accouru à son aide ».
Daoud pacha, premier gouverneur ottoman chrétien du gouvernorat du Mont-Liban, a incessamment proposé des postes administratifs à Karam. Il les refusait tous. « Partagé entre une vocation populaire croissante qui s’accommodait mal d’une quelconque position, hormis celle de chef du Liban, et les pressions exercées par le nouveau régime et les grandes puissances qui le cautionnaient, Karam finit par prendre le chemin de la révolte. Il voulait donner à la Montagne libanaise un gouverneur libanais », écrit Douayhi.
La révolte de Karam ébranla le nouveau régime jusqu’en 1867. Pourtant, malgré le large appui populaire qui lui fut accordé et malgré le grand dévouement de ses hommes, Karam était très isolé sur le plan international pour pouvoir modifier un statu quo péniblement élaboré. Conscient de cette réalité, il accepta un exil provisoire en Europe. Mais les circonstances devaient le maintenir dans son isolement politique, et c’est en exil qu’il mourut, près de Naples en 1889.
Une figure entourée de mythes
Dans son village d’origine Ehden, au Liban-Nord, médire du héros du pays relève du blasphème. Pour une grande majorité des habitants du village, notamment les vieilles dames pieuses qui, en se laissant tomber sur les agenouilloirs devant l’autel, priaient pour que le héros soit reconnu comme « saint » de l’Église, Youssef Bey Karam a mené une vie qui pourrait être considérée comme exemplaire par les chrétiens.
L’exil et la mort de Karam n’ont donc pas mis un terme à ce phénomène. Bien au contraire, à l’issue de sa mort, sa mémoire est passée de la réalité à l’imagination, et les légendes populaires commençaient petit à petit à se tisser autour du lui. « Il allait rapidement prendre la figure hautement émotionnelle, attribuée et exclusivement réservée par le peuple maronite, de héros du Liban (« batal Lubnan ») », écrit Toufic Touma dans Paysans et institutions féodales chez les druzes et les maronites du Liban, du XVIIe siècle à 1914, cité par Douayhi dans son ouvrage. Ainsi, pour les nationalistes chrétiens, il devint le symbole de la lutte pour l’indépendance du Liban.
Sur le plan spirituel, Touma affirme que la croyance populaire l’a doté d’une « puissance mystique » et l’a élevé au rang des saints de l’Église. Parmi les légendes populaires qui circulaient autour de Karam, on entendait les Ehdéniotes dire que « sa seule vue terrifiait les assaillants » ou alors que « la Vierge Marie, patronne des maronites, l’avait adopté pour enfant et qu’elle paraissait à son insu comme une forme féminine lumineuse, montée derrière lui sur la même selle ». Pourquoi l’avait-on entouré de ce halo ? « Pour que la volonté divine elle-même soit accomplie sans restriction, n’avait-il pas offert sa vie pour le salut des maronites et du Liban, comme Jésus la Sienne pour celui des hommes de toujours et partout ? » C’est ainsi que répondaient ceux qui croyaient en ses vertus, à en croire les écrits de Touma. C’est donc à Ehden que le Liban chrétien trouva son premier chef charismatique.
« Un moine laïc »
Loin des mythes et des légendes, pourquoi l’Église maronite a-t-elle admis que le dossier de la canonisation de Youssef Bey Karam soit préparé et éventuellement envoyé au Vatican ? Le père Makhlouf assure que d’après les écrits laissés par Karam lui-même et les études faites sur sa vie et son parcours, le héros du Liban était un « moine laïc ». Il explique : « Le parcours spirituel de sa vie était celui de l’ascétisme, de la force de l’âme et de la foi. Les enseignements qu’il nous livre dans ses manuscrits sont ceux du Christ et sont très compatibles avec les enseignements de l’Église catholique. » Entre 1884 et 1888, Youssef Bey Karam a fondé la fraternité Saint-Joseph à Rome dont la mission consistait à prêcher, à diffuser le message du Christ et à œuvrer pour la paix entre les différentes nations. Concernant son profil de leader rebelle et de combattant qui suscite grand nombre d’interrogations, le père Makhlouf assure que ce rôle rempli par Youssef Bey Karam ne contredit en rien sa mysticité. « Bien au contraire, Youssef Bey Karam a défendu son peuple, et la défense de soi est un droit consacré par l’Église maronite », insiste-t-il. Et de conclure : « En lisant entre les lignes des écrits de Karam, j’ai retrouvé les traces indélébiles de ses vertus qui devraient, si tout se passe bien, le placer sur la liste des saints, bienheureux et vénérables du patrimoine libanais. »
A CE TRAIN IL N,Y AURAIT AU LIBAN AUCUN MARONITE QUI N,EST DECLARE SAINT.
15 h 00, le 30 juillet 2019