Rechercher
Rechercher

Culture - Commémoration

Beethoven, et s’il nous entendait ?

Alors que le monde s’apprête à fêter, en 2020, le 250e anniversaire de l’immortel compositeur de « l’Hymne à la joie », la communauté musicale sonne l’alarme sur l’état actuel de la musique classique. Aujourd’hui, 192 ans après la mort de Beethoven, « L’Orient-Le Jour » donne la parole à cinq grands experts de cette musique, issus des quatre coins du monde, pour tenter de décrypter les secrets de cette « révélation plus haute que toute sagesse et toute philosophie ».

Beethoven, portrait de Joseph Karl Stieler (1820).

La musique savante, dite « classique », a vu le jour durant une époque où l’esprit de l’homme était véritablement animé par l’Esprit, façonneur des sources éternelles de la création humaine. L’époque médiévale, témoin de ces forces créatrices au travers des premiers chants religieux chrétiens transmis par les différentes Églises, prépara leur somptueux épanouissement dans la Renaissance qui aurait été une sorte de transition d’un point de vue musical, avec la mise en place de la tonalité et l’invention des fastueuses polyphonies sacrées d’une extrême complexité. La musique instrumentale a pris par la suite un essor énorme grâce à l’édition musicale. En effet, à partir du XVIe siècle, l’apparition de l’imprimerie en Europe a sonné le début de la musique baroque, qui s’est achevée avec Bach pour aboutir naturellement à Mozart et Haydn puis à Beethoven qui se situe à cheval entre le classicisme et le romantisme. Sous les coups du destin tragique, « ce sourd qui entendait l’infini », comme disait Victor Hugo, a ouvert une voie royale aux grands du romantisme dont les noms illustrent jusqu’à nos jours le patrimoine culturel musical de l’humanité. En livrant la quintessence même de son art, « cette harmonie zodiacale que Platon affirmait » et que Beethoven a su majestueusement noter, il demeure un des trois piliers de la musique universelle avec Bach et Mozart. Contrarié par un monde qui méprise la religion, il s’est détourné d’une musique visant au seul enchantement de l’oreille pour songer à l’hymne de toutes les nations, l’Hymne à la Joie, un chef-d’œuvre d’inspiration plus profonde issu du cœur, allant droit au cœur et parlant à l’âme dans le but précis d’éveiller durablement chez ses auditeurs des valeurs religieuses, mais aussi des sentiments d’humanité, de fraternité et d’amour universel. Le compositeur des mélodies qui vont « de l’illusion au désespoir, de la naïveté à la fatalité, de l’innocence à l’épouvante » continue, 192 ans plus tard, à diriger de là-haut la course des nuages et le chant de la pluie qui se demandent : Que reste-t-il du fameux héritage musical classique dont tout le monde chantait la gloire ? Une question, cinq experts...


Abdel Rahmane el-Bacha. Photo DR

Abdel Rahmane el-Bacha : Un philosophe et un sage

Abdel Rahmane el-Bacha... On ne le présente plus, son nom parle de lui-même. Classé aujourd’hui parmi les meilleurs pianistes classiques du monde, il compte à son actif une grande panoplie de prix internationaux dont le premier prix du Concours Reine Elizabeth. Après cette compétition qui l’a propulsé sur le devant de la scène internationale, il éprouva la volonté d’approfondir ses connaissances musicales et d’élargir son répertoire pour englober plusieurs intégrales, dont celle des 32 sonates de Beethoven, qui occupe une place assez particulière dans son cœur : « La première fois que je touche du Beethoven au piano, c’est avec la sonatine en sol majeur. Je commence à déchiffrer les premières mesures, et tout à coup je ressens la force d’un génie musical inhabituel. » Le pianiste de renom ajoute que ce qui distingue Beethoven est le fait qu’il soit inclassable dans l’histoire de la musique sur un plan purement musicologique, en précisant que « sa surdité était extérieure parce qu’à l’intérieur, il était non seulement bon entendant, mais meilleur entendant que la moyenne des musiciens ». Selon lui, Beethoven n’est pas qu’un musicien, il est également un philosophe et un sage, « un Socrate de la musique dans la mesure où il défend des valeurs et des vertus de la vie ordinaire, et sa musique est une sorte de concrétisation sonore qui peut nourrir non seulement celui qui la joue, mais également celui qui l’entend ». Quant aux 32 sonates qui ont touché l’âme de son auditoire à en faire chavirer leur cœur, « leur parcours était une aventure passionnante, de par leur importance sur le plan pianistique, de l’intelligence musicale et de la morale (...) Comme c’est une musique géniale, c’est une musique infinie, ainsi nous-mêmes avec l’âge, nous ne sommes plus les mêmes par rapport à cette musique ». Donc il était nécessaire de les réenregistrer, car d’une part sa première intégrale « a été faite un peu de manière involontaire », et d’autre part pour essayer d’aller encore plus loin dans la concrétisation de ses intentions musicales dans cette œuvre, et cela « en jouant, contrairement au premier enregistrement, sur un seul piano (un Bechstein) avec un ingénieur de son unique, dans une seule salle et dans un temps rapproché ». Par ailleurs, attaquant le dernier volet se rapportant à l’état de la musique classique au Liban, il note que celui-ci « n’est pas des plus brillants si l’on compare aux pays européens, mais il est quand même assez honorable vu la dimension du pays, le nombre de ses habitants, l’énergie et les essais de programmation qui se font par les festivals », et estime que depuis que l’Orchestre philharmonique du Liban existe, « il y a déjà un bien mieux », car cela prépare la prochaine génération à la connaissance de ce répertoire magnifique. En guise de dernier conseil aux pianistes en herbe, le détenteur du doctorat honoris causa de l’Université internationale de Louvain conclut : « Formez l’oreille à tous les modes, tous les styles et pas que la musique classique. En plus, la patience est une vertu capitale pour mener à bien un travail instrumental valable, bien sûr si on a aussi de bons professeurs, mais le professeur ne pourra jamais vous donner l’essentiel. »


Jan Caeyers. Photo Marco Borggreve

Jan Caeyers : L’union du cœur et du cerveau

Musicologue de formation, il est en même temps le musicien de talent, le professeur rigoureux à l’Université de Louvain, le chef d’orchestre plein de passion et d’amour du travail bien fait, mais aussi et surtout le plus grand expert international de Beethoven. Et c’est la Beethoven-Haus de Bonn, la plus grande référence de la musique du compositeur éponyme, qui le dit! En effet, après avoir investi de longues années à approfondir sa vision de la musique du maître allemand, il a publié en 2009 une biographie « plus humaine, moins théorique et axée aussi bien sur un aspect scientifique qu’émotionnel » de ce dernier, qui a été vendue à plus de dix mille exemplaires. « La version originale a été publiée en néerlandais, puis traduite en allemand. Aujourd’hui, je peux vous annoncer que la California University Press publiera l’année prochaine la traduction anglaise qui sera la biographie officielle de la Beethoven-Haus, à l’occasion du 250e anniversaire du génie de la musique », explique-t-il. Fort de son expertise, Caeyers a développé, tout au long de son parcours, une approche qui consiste à combiner carrière artistique et recherche musicologique. Et c’est en décryptant les secrets de la vie de Beethoven qu’il est arrivé à redéfinir les notions de concert et d’orchestre, afin qu’ils puissent être à nouveau vécus comme quelque chose de contemporain : « Beethoven était le premier compositeur qui, grâce aux circonstances qu’il a dû vivre et à sa nouvelle vision, a écrit sa musique avec des paramètres absolus, c’est-à-dire comme il l’entendait dans sa tête, sans se limiter, comme ses prédécesseurs, au contexte dans lequel il vivait, et sans faire de compromis, bien qu’il devait vivre de ses compositions. » Il poursuit : « Le cœur et le cerveau sont deux paramètres importants dans la musique, mais dont l’un exclut toujours l’autre. Cependant, la musique de Beethoven est à la fois extrêmement émotionnelle et extrêmement intellectuelle. Parfois, en entendant ses œuvres de chambre ou ses sonates, on a l’impression qu’on perd le chemin, mais on a toujours confiance qu’à un certain moment la musique reviendra au centre. » Plongé dans les ténèbres d’une immense solitude, Beethoven n’a jamais cessé de transmettre au cœur des hommes un espoir d’amour universel : « L’importance de Beethoven est non seulement d’avoir écrit une musique formidable, mais aussi dans sa vision de la société utopique et la positionde l’homme vis-à-vis du cosmos et du mystère de la vie. » Dans le but de transmettre la musique de Beethoven au niveau international le plus élevé, il fonde en 2010 son orchestre, « le Concert olympique », qui représente une expérience contemporaine unique des chefs-d’œuvre intemporels. Toutefois, la musique classique a perdu, selon lui, sa position privilégiée : « Nous vivons dans un monde éclectique, et avec tous les moyens d’échange et de communication, la musique dite classique n’existe plus. Elle reste tout de même une référence éthique, philosophique, mais elle a perdu sa position d’exclusivité au top de la pyramide culturelle. » Il conclut : « La musique classique incarne des valeurs qui resteront à jamais une partie de l’histoire. »


Victor Bunin. Photo DR

Victor Bunin : Un génie humain avant tout

Pianiste octogénaire russe de renommée mondiale, il a parcouru tout au long de sa prestigieuse carrière les immenses régions de la Russie ainsi que d’innombrables pays des quatre coins du monde, abreuvant ainsi les jeunes (et moins jeunes) pianistes de ses précieux conseils et les mélomanes de ses somptueuses mélodies. Fasciné par la magie de l’harmonie classique et épris de piano depuis son plus bas âge, il a nourri sa passion pour l’art instrumental d’études auprès des grands dont Olga Mukhortova, l’élève de Félix Blumenfeld, lui-même professeur du virtuose international Vladimir Horowitz, puis de Samuel Feinberg, un des plus grands pianistes de l’histoire du piano, avant de devenir, quelques années plus tard, l’un des pianistes les plus reconnus en URSS avec une notoriété mondiale qui avançait à grands pas. « Beethoven est entré dans ma vie dès mon plus jeune âge. Son portrait était accroché au piano dans le bureau de mon père », se remémore le musicien russe. Petit à petit, cette photo s’est enrichie d’informations se rapportant à la vie du compositeur allemand, ainsi que d’impressions musicales : « Vous ne pouvez pas imaginer ces moments forts en émotion que j’ai ressentis en écoutant la sonate Claire de Lune, l’Appassionata ou Egmont ! Plus j’avance dans ma carrière, et plus je sens que c’est impossible de me séparer de mon cher Beethoven. » Bunin considère que ce génie, obsédé par l’idée d’améliorer le monde pour l’humanité, est parvenu à l’incarner dans ses créations artistiques dont « l’expressivité émotionnelle de ses images musicales a atteint une profondeur sans précédent ». Il voit en Beethoven un « homme au service du monde », puisant ses idées libérales et ses penchants révolutionnaires dans la Révolution française, et explique que sa principale contribution à la musique était non seulement « son appel à la sphère spirituelle de la vie humaine », mais également « son implication dans la vie réelle et dans les nouvelles idées qui rôdaient à cette époque ». Et d’ajouter : « La Neuvième Symphonie n’a pu être écrite que parce que Beethoven s’est senti partie intégrante de l’humanité, impliqué dans tous ses problèmes et aspirations. » Concernant la musique classique, il y constate « des progrès considérables grâce à la télévision qui nous propose de nombreux concerts, festivals et compétitions. Par contre, je ne suis pas satisfait de la nouvelle lecture modernisée des nouveaux directeurs de spectacles de musique classique ». Et l’éducation musicale ? « En Russie, la nouvelle tendance des parents est de s’intéresser davantage à l’éducation sportive de leurs enfants, alors qu’il y a quelques décennies, la musique était une priorité. Au Liban, il me semble que l’intérêt pour les études musicales est aussi bon qu’avant. De plus, je ne me lasse pas d’admirer les concerts gratuits à Beyrouth. »


Billy Eidi. Photo DR

Billy Eidi : Déchiffrez, découvrez, transmettez

« Choisissez un travail que vous aimez et vous n’aurez pas à travailler un seul jour de votre vie », disait Confucius. Billy Eidi en est la preuve. Né en Égypte, il a fait ses premières études musicales au Conservatoire de Beyrouth avec Zafer Dabaghi puis Laila Aouad, où il a obtenu son diplôme à l’âge de quinze ans. Ensuite, c’est sous l’égide de Hans Leygraf à Salzbourg et de Guido Agosti à Sienne qu’il s’est perfectionné avant de s’installer à Paris. Là-bas, il a travaillé avec Jacques Coulaud, puis avec Jean Micault à l’École normale de musique où il a reçu en 1979 sa licence de concert. Il a obtenu le second prix du concours international Viotti-Valsesia, le prix du concours international piano/chant Francis Poulenc, le Grand Prix de l’Académie Charles-Cros, le Grand Prix de la Nouvelle Académie du disque français, le Grand Prix de l’Académie du disque lyrique... Amoureux avant tout de Bach et de Mozart (ses « deux dieux »), jouant beaucoup le répertoire romantique et de la musique française du XXe siècle, Eidi ne fait, durant l’entrevue avec L’Orient-Le Jour, aucune référence à Beethoven, mais cite quand même trois de ses sonates favorites du « compositeur des 32 sonates », les sonates no 22, 24 et 27, avant d’opter pour « le silence d’or » plutôt que pour « la parole d’argent ». Il décide par la suite de briser son silence pour parler de l’état de la musique savante qui, selon lui, « ne sera jamais la musique de tout le monde, et cela n’est pas un problème ! La musique classique restera par définition éternelle et universelle, et il y aura toujours des fidèles qui la défendront ». Parmi ces infatigables fidèles, il n’oublie pas de citer la légende du piano, Henri Goraïeb, qui « a porté haut, durant sa belle carrière, le nom du Liban dans le monde. Les meilleurs hommages qu’on lui rend restent, à mon avis, ceux de son public, ceux qui connaissent ses enregistrements car ce n’est pas si courant qu’un pays rende hommage à ses artistes ». Loin d’avoir rompu avec son pays d’origine, le pianiste franco-libanais se dit prêt à participer à l’épanouissement de la musique classique au Liban : « Je voudrais beaucoup faire profiter les jeunes et moins jeunes Libanais de ma longue expérience d’enseignement. Si l’occasion se présente, je répondrais oui sans aucune hésitation. » Et pour les musiciens un dernier mot : « Déchiffrez, découvrez, transmettez… Et aimez sans limite la musique classique qui vous élève et qui vous donne la plénitude dont notre vie a tant besoin. »


Robert Lamah. Photo DR

Robert Lamah : Vers le beau et le sublime

Ayant commencé ses études de piano au Conservatoire libanais, Robert Lamah les poursuivit en 1972 avec Victor Bunin, l’envoyé de choix de la Russie à son allié stratégique de la Méditerranée. Les circonstances l’ont mené par la suite à Londres, où il a entamé avec brio ses études au London Royal College of Music, ainsi qu’avec de grands maîtres, tels que Richard Bakst et le jury international Louis Kentner, qui conseilla au jeune Robert de se lancer dans une carrière pianistique car cette place lui revenait naturellement. Ce conseil ne fut pas suivi puisque Lamah s’est engagé dans une longue carrière informatique en Angleterre et en France, mais tel le fils prodigue, il est retourné en 2006 au Liban en tant que professeur et informaticien au CNSM. « Commencer sa journée avec Beethoven, c’est comme avoir une demi-heure avec Dieu », lance-t-il avant de reprendre : « Bien que c’est grâce à Chopin que j’ai connu le piano, Beethoven fait partie de ma vie. Je l’ai découvert tout jeune à travers son concerto pour violon joué par Oïstrakh et ses symphonies dirigées par Furtwängler, Klemperer et Von Karajan. » Sollicité par son professeur russe, il l’accompagne en avril dernier au piano dans le concerto L’Empereur : « Ce fut pour moi une immense joie et un grand privilège. D’ailleurs, à chaque fois qu’on joue ses pièces en public, on a la chance de faire partager aux autres cet Esprit divin qui a été envoyé aux quatre coins de la Terre pour reprendre les termes du verset biblique. » Quant à la musique classique, le pianiste libanais estime qu’elle reste indispensable pour la formation culturelle de l’homme et « permet de l’élever encore plus vers le beau et le sublime ». Il note que l’apprentissage de la musique au Liban est devenu, grâce au Conservatoire national, à la portée de tous les Libanais : « L’agrandissement spectaculaire du Conservatoire libanais, œuvre monumentale de l’ancien directeur Walid Gholmieh, prend aujourd’hui son plein essor, et la musique classique n’est plus seulement l’apanage de quelques privilégiés, mais de tous les Libanais sans exception aucune. Nos dirigeants dans le passé ont su travailler, mais il reste encore à faire car qui n’avance pas recule. » Et il conclut en faisant référence au fameux dicton “Dis-moi qui tu fréquentes, je te dirai qui tu es” : « De même on pourrait aussi bien dire dans le cadre de notre sujet, dis-moi quelle musique tu aimes et je te dirai ce que tu es. ».


Pour mémoire

La « 9e Symphonie » de Beethoven, message de paix, de joie et de fraternité

La musique savante, dite « classique », a vu le jour durant une époque où l’esprit de l’homme était véritablement animé par l’Esprit, façonneur des sources éternelles de la création humaine. L’époque médiévale, témoin de ces forces créatrices au travers des premiers chants religieux chrétiens transmis par les différentes Églises, prépara leur somptueux...

commentaires (2)

Il faut juste écouter sa 6ème symphonie....la pastorale Vous ne le quitterez plus jamais à mon sens.

Sarkis Serge Tateossian

16 h 59, le 01 avril 2019

Tous les commentaires

Commentaires (2)

  • Il faut juste écouter sa 6ème symphonie....la pastorale Vous ne le quitterez plus jamais à mon sens.

    Sarkis Serge Tateossian

    16 h 59, le 01 avril 2019

  • Beethoven, un miracle qui déploie la magie de la musique. Son concert pour violon en est une manifestation éblouissante...

    Wlek Sanferlou

    15 h 49, le 01 avril 2019

Retour en haut