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Culture - Musique

Le nouvel ordre musical de Two or The Dragon

Le duo musical libanais formé de Ali Hout et Abed Kobeissy est en passe de devenir un incontournable de la musique d’avant-garde sur la scène levantine contemporaine. Rencontre avec Kobeissy pour mieux comprendre les ressorts de cette musique hors norme, pensée, voulue et composée au sein du paysage sonore de ce qu’est devenue la ville libanaise aujourd’hui.

« Les concepts politiques et sociaux sont des outils pour créer la musique, pas l’inverse », estiment Ali Hout et Abed Kobeissy, alias Two or The Dragon.

Toute structure, toute composition, tout art s’il se veut novateur, demande une hyperconscience (fût-elle intuitive) de sa propre structure. Les grands peintres, les grands sculpteurs, les grands poètes, les grands musiciens ont toujours dû se repenser et concevoir leur pratique à la lumière de l’histoire de leur art par l’inclusion d’une dimension théorique purement réflexive. En ce qui concerne Two or the Dragon, il y a, à l’origine de leur conception du son et de la mélodie, un postulat, une sorte de prémisse majeure qui atteste de la solidité intellectuelle et artistique de leur démarche : la musique doit être le reflet de la ville dans laquelle elle est composée.

« La chose qui nous importe le plus est d’explorer les capacités de la musique arabe afin d’exprimer le paysage sonore urbain du Liban actuel. Beyrouth a un caractère sonique très particulier qui, je pense, est lié aux cycles de constructions et de déconstructions », explique Abed Kobeissy.

Chanteur et bouzoukiste (joueur de bouzouk), fin connaisseur de la musique traditionnelle arabe et diplômé de musicologie spécialisé dans les approches de la musique arabe contemporaine, ce dernier précise que « Two or The Dragon ne se considère pas pour autant comme représentant de la musique ou de l’identité arabe ou libanaise. Nous sommes des Libanais qui jouons de la musique arabe d’une manière contemporaine ». Et ceux qui ont eu la chance d’écouter les compositions de Two or the Dragon, que ce soit lors des représentations du spectacle Leyla se meurt de Ali Chahrour (2e prix L’OLJ-SGBL de la saison 1 de Génération Orient), ou lors d’un de leurs nombreux concerts au Liban ou en Europe, ou peut-être encore au moment de la clôture du Festival du film européen de Beyrouth cette année, ceux-là ont pu entendre ces morceaux d’expérimentations sonores plein de sons étranges aux teintes orientales, de machines futuristes, de distorsions crispantes, d’accents dysharmoniques, enlevés par des rythmes comme des obus en furie. Tout un chaos symphonique de bruits d’où émerge un ordre nouveau et déroutant.

Si la ville de Beyrouth en 2019 était un chant, serait-elle celui-ci ? “Nous faisons partie de la première génération de musiciens qui allie la musique arabe à ce genre de sonorités contemporaines. Ce qui parfois nous rend la tâche plus compliquée, car nous n’avons aucune référence, aucun héritage sur lesquels nous reposer. Mais c’est aussi la raison pour laquelle notre musique est si personnelle : elle est directement issue de notre relation avec la reconstruction de la ville dans laquelle nous sommes nés et avons grandi », conclut Abed Kobeissy.


De la tradition au jamais fait

Tout commence dans le théâtre al-Madina en 2014. Cette année-là, le dramaturge Naji Sourati fait appel à deux jeunes musiciens pour composer la musique de sa dernière pièce el-Wawiyeh : un joueur de daholla (percussions) et de kalimba (sorte de lamellophone) ayant étudié l’actorat et la mise en scène, nommé Ali Hout ; et un joueur de bouzouk du nom de Abed Kobeissy. Les deux partagent un goût commun pour la musique classique traditionnelle et la musique conceptuelle, pour l’ancien et le jamais entendu.

« Au début, nous avons joué de la musique de la Nahda. Cette musique traditionnelle est l’équivalent au XVIIIe/XIXe siècle de la musique de la renaissance européenne. La Nahda a constitué un mouvement de grande ampleur qui a entraîné un essor de la politique, de la musique et de la littérature arabes. Elle a été initiée par des intellectuels et des artistes égyptiens et libano-syriens face à l’impérialisme ottoman de l’époque qui tentait de “turquifier” la région », précise Abed Kobeissy. L’esthétique sonore de la musique de la Nahda était complètement liée et imbibée de l’environnement sonique du Caire et d’Alep, villes où elle est née : les souks, les éléments du bois, les bruits des charrettes… Le pont entre la Nahda et Two or The Dragon devient alors plus clair : « Dans cette même démarche, nous essayons aujourd’hui de rendre l’esthétique sonore contemporaine de Beyrouth, à la manière de ce qu’a pu faire la musique de la Nahda il y a 200 ans. »

Forts de cette maîtrise de la musique classique arabe, Ali Hout et Abed Kobeissy vont dès lors se concentrer sur des sonorités plus modernes. En 2015, 2016 et 2018, ils collaborent avec Ali Chahrour qu’ils accompagnent à Avignon pour son spectacle Leyla se meurt; et, en 2017, ils sortent leur premier et unique EP (Extended Play, un format musical plus court qu’un album mais plus long qu’un single) Prelude for a Triomphant Man.

Concernant cet EP de 17 minutes, qui allie sonorités métalliques, voix modifiée, effets électroniques, distorsions et percussions orientales, absolument inclassable dans quelque genre que ce soit, Abed Kobeissy précise qu’« une de nos inspirations a été le poète du Hezbollah qui introduit les discours de Hassan Nasrallah. En quelque sorte, il fait un prélude à l’homme fort de la région, Nasrallah, “l’homme triomphant”, d’où le titre de notre EP. C’était une manière de se détacher de l’emprise de ces discours, de montrer une forme de liberté par la musique qu’on fait par-dessus, en disant : regardez ce qu’on peut faire de vos discours ». Le duo, qui visiblement continuera à exprimer cette recherche d’affranchissement par la musique (ils sont actuellement en processus de composition et seront le 29 mars au Irtijal, le Festival international de musique expérimentale au Liban), vient de recevoir des fonds de l’AFAC (les fonds arabes pour l’art et la culture) et annonce la sortie d’un album prévu pour 2020.

Toute structure, toute composition, tout art s’il se veut novateur, demande une hyperconscience (fût-elle intuitive) de sa propre structure. Les grands peintres, les grands sculpteurs, les grands poètes, les grands musiciens ont toujours dû se repenser et concevoir leur pratique à la lumière de l’histoire de leur art par l’inclusion d’une dimension théorique purement réflexive. En...

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