Des murs qui s’effritent, des corridors décrépis, des vitres brisées, tout un fracas émietté par le temps qui passe. Et des objets sur le sol, carnets, journaux, lettres que les hommes ont oubliés derrière eux, comme un ultime témoignage d’une vie qui s’est estompée. Comment Gregory Buchakjian, cet historien de l’art, artiste visuel interdisciplinaire et directeur de l’école des arts visuels à l’Académie libanaise des beaux-arts (ALBA), est-il parvenu à donner un sens à une masse considérable et chaotique de récits, d’objets, de traces, de photographies recueillis lors de ses pérégrinations pendant plus de sept ans dans les vestiges architecturaux et urbains de Beyrouth ? L’exposition « Abandoned Dwellings : Display of Systems », présentée au musée Sursock et l’ouvrage qui est paru en parallèle, Habitats abandonnés, une histoire de Beyrouth (Kaph Books), en proposent plus qu’une réponse.
« J’ai commencé à photographier des maisons abandonnées tout simplement parce que ces bâtiments sont en train de disparaître les uns après les autres. Vous vous baladez dans un quartier, il y avait un immeuble et soudain il n’est plus là, et vous n’arrivez même plus à vous rappeler qu’il était là. C’est comme quand vous êtes sur un sol et que quelqu’un enlève le tapis qui était sous vos pieds : vous perdez les pédales. »
En 1982, Gregory Buchakjian a 11 ans. Suite à l’invasion israélienne, sa famille et lui sont contraints de fuir Beyrouth. Lorsqu’ils reviennent dans leur appartement, ils trouvent un champ de ruines. « J’étais enfant, mais c’est une image que je n’oublierai pas… C’est comme si c’était hier. » Quatre ans plus tard, en 1986, son père est enlevé et la famille doit quitter Beyrouth-Ouest pour s’installer à l’Est, à Rabieh. « Nous nous sommes retrouvés à l’état de déplacés et nous avons squatté une maison de réfugiés : pendant cinq ans nous avons vécu dans une habitation abandonnée. »
En 2009, suite à une promenade avec des architectes à Beyrouth, Gregory Buchakjian commence à prendre goût à l’observation de lieux désaffectés. Les trois années suivantes, il parcourt la capitale libanaise dans ses moindres recoins pour dénicher ses endroits insolites et les immortaliser. « À l’origine, je faisais des photos de ruines comme des milliers de gens en ont fait avant moi et en feront après moi. Puis un jour, je demande à une amie de m’accompagner (Valérie Cachard, qui deviendra une collaboratrice importante du projet) et je la photographie dans un lieu abandonné. Quelque chose s’est passé, une sorte de sentiment d’appropriation de l’espace. » Le projet prend un nouveau tournant. Il s’agira dès lors de tenter de réinsuffler la vie dans les décombres, « de se réapproprier la ville par ses lieux abandonnés ». Dès 2010, Valérie Cachard devient partie prenante du projet. Elle l’accompagne dans ses excursions et collecte les documents qu’ils trouvent dans les maisons. Dans un court documentaire brillamment réalisé par Malek Hosni et projeté dans le cadre de l’exposition, on voit le binôme muni de gants en latex, manipulant avec précaution ces objets d’un quotidien bien lointain.
« On revient à la maison »
Faisant preuve d’une remarquable rigueur devant les abîmes du passé, Gregory Buchakjian se met à cartographier, à enquêter, à classer minutieusement les centaines de photos qu’il amoncelle. De 2012 à 2016, il décide de se lancer dans un doctorat à l’université Paris IV (Sorbonne) pour structurer son travail. Sa thèse donnera lieu à un ouvrage publié par une jeune maison d’édition libanaise (Kaph Books) fondée par Nour Salamé et dont la direction éditoriale est assurée par Valérie Cachard. De ce livre naîtra l’exposition au musée Sursock. Sa curatrice, Karina el-Helou, raconte : « C’était très difficile, car le travail de Gregory est gigantesque et nous n’avons que deux petites salles. Et aussi en raison du caractère particulièrement hybride du projet. » Il est en effet assez délicat de ranger dans une catégorie unique l’exposition « Abandoned Dwellings ». On ne peut s’empêcher de sentir que la dimension historique prend souvent le pas sur la dimension purement esthétique, ce que l’auteur semble lui-même assumer : « Je suis historien d’art de formation. C’est ce que j’ai étudié. Je ne me considère pas photographe, car la photographie est pour moi un moyen plutôt qu’une fin. On me connaît plus en tant que chercheur qu’en tant qu’artiste. »
Mais ce qui est aussi fondamental pour lui, c’est l’aspect sociopolitique de son travail : « Pour moi, l’engagement est très important. J’ai sélectionné les photos à exposer en fonction de l’histoire du lieu représenté, et beaucoup de ces anecdotes sont liées à la politique. » Avec un message civique à adresser à la population beyrouthine : « La photo que j’ai choisie pour la couverture du livre (où l’on aperçoit, derrière des rideaux blancs, une jeune fille, Maya Akiki, qui regarde à travers une fenêtre), je l’ai choisie justement parce que ce lieu ne fait pas ruine. C’est une manière de dire : on revient à la maison, il faut se réapproprier notre habitat. »
Finalement, à travers l’exposition des plaies béantes et refoulées de la capitale, Gregory Buchakjian espère pointer du doigt une fenêtre d’espoir, comme un appel à l’architecture des lendemains.
Musée Sursock
Exposition « Abandoned Dwellings : Display of Systems », de Gregory Buchakjian jusqu’au 11 février 2019.
L’artiste est en conversation avec Lamia Joreige et Valérie Cachard jeudi 29 novembre au musée Sursock à 18h30.
Buchakjian organise par ailleurs une visite guidée de l’exposition, le 1er et le 8 décembre à 10h30 au musée Sursock.
Pour mémoire
Ce Baalbaki qui n’était pas à la mode...
Un parcours atypique comme celui de beaucoup de libanais. Bonne chance pour la suite. Il s'agit de redécouvrir des lieux, les mettre en lumière et les partager. Ça a d'abord un sens, et une motivation originelle ... à creuser, et découvrir.
00 h 48, le 28 novembre 2018