Une photo prise par Ibrahim Naoum Kanaan qui résume la tragédie épouvantable de la famine de 1915 au Mont-Liban. Deux enfants en pleurs, laissés à leur propre sort devant le corps sans vie de leur mère (village non défini, Mont-Liban). © Reproduction spécialement autorisée par Nayla Kanaan Issa el-Khoury.
En ces jours de commémoration de l’Armistice de 1918, le Liban, plus victime collatérale (comme hélas si souvent) que libre acteur de la Grande Guerre, garde de cette tragédie des plaies douloureuses qui méritent d’être pansées, même cent ans après, par un long travail de mémoire rétrospectif.
Cette blessure qui marqua le pays du Cèdre fut plus particulièrement celle de sa montagne chrétienne maronite, théâtre principal de l’épisode de la grande famine qui décima, autour de 1915, le tiers de sa population en l’espace de quelques années seulement.
D’après la plupart des sources historiques, on dénombre plus de 150 000 morts de faim et de maladies épidémiques, soit quasiment un tiers des habitants du Mont-Liban. Dans ce contexte, un autre tiers de la population ne tarda pas à émigrer massivement vers d’autres horizons plus accueillants, pour ne laisser finalement qu’un dernier tiers de la population sur les lieux du drame, fragile cohorte de survivants.
Ce désastre, sans pareil dans notre histoire, n’a pourtant jamais eu la place d’honneur qui lui est due au cœur de notre mémoire collective. Les raisons en sont multiples, comme en témoignent nombre d’ouvrages signés par des auteurs comme Youssef Moawad, Christian Taoutel et Issam Khalifeh ou encore Reine Mitri, à travers un documentaire cinématographique, pour ne citer que des amis personnels. Bien d’autres encore ont écrit sur le sujet.
Parmi ces contributions, il y a un nom bien particulier que j’aimerais citer. C’est celui d’Ibrahim Naoum Kanaan, mon grand-père maternel, à qui le Liban et l’histoire doivent la plus grande, et presque unique, collection photographique relative à la famine de 1915.
Né en 1887 à Beyrouth, Ibrahim est originaire du village de Abey, dans le caza de Aley. C’est en 1916, à l’âge de 29 ans seulement, et en sa qualité de directeur principal des assistances gouvernementales au Mont-Liban, qu’il a pu transformer sa caméra en arme redoutable pour transmettre à la postérité les atrocités vécues par son peuple et dont il fut le témoin. Aujourd’hui propriété de sa fille Nayla Kanaan Issa el-Khoury, cet ensemble de clichés fut dévoilé au public lors d’une grande exposition-conférence, en 2015 à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, dans le cadre du centenaire de la famine. Une initiative plus que louable patronnée par l’énergique recteur, Père Salim Daccache s.j., et qui était venue compléter les très riches archives de la Compagnie de Jésus sur la Grande Guerre et la famine. Ces photos sont désormais mises à la disposition de tous les chercheurs, universitaires ou pas, souhaitant explorer ce chapitre encore peu connu de notre histoire.
Décréter un jour de deuil national
À ce jour, les retombées de cette démarche sont considérables et l’on note un intérêt grandissant exprimé par de multiples demandes de recherches et de publications, venant e chercheurs universitaires mais aussi de médias parmi les plus renommés du monde entier.
Aussi est-il important de noter que la grande tâche de dépoussiérer officiellement ces pages noires de notre histoire relève de plusieurs instances. Premièrement, les autorités publiques seraient bien avisées de décréter un jour de deuil national (non férié) à la mémoire des victimes. Pendant ce jour, un cours programme scolaire ad hoc serait enseigné dans les écoles libanaises. Les responsables officiels, en particulier le président de la République, seraient invités à rendre hommage aux disparus via l’instauration d’une cérémonie républicaine devant un mémorial national conçu à cet effet. Deuxièmement, l’Église maronite, qui supposément est la première gardienne de ce lourd legs de sacrifices principalement porté par la communauté de saint Maron, est appelée à ancrer la mémoire de ces fidèles martyrs dans son calendrier liturgique, afin de transmettre leur douleur aux futures générations dans un esprit salvateur chrétien qui nous enseigne que tout chemin de croix mène infailliblement à la résurrection.
Ces requêtes peuvent paraître utopiques… Dans notre république en faillite, certains projets peuvent sembler totalement fous et surréalistes, mais je reste convaincu que rien n’est impossible à qui le veut…
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Apprendre au moins une leçon
« Un siècle pour rien », écrivait Ghassan Tuéni avec Jean Lacouture et Gérard Khoury. Ce siècle, jugé vain et impuissant face à l’éternelle « question d’Orient » que la chute de l’Empire ottoman n’a (presque) en rien changé, s’apprête à passer son flambeau plus fatal qu’éclaireur à son successeur. Alors oui, osons croire, malgré tout, à toute lueur d’espoir quel que soit le temps écoulé. Nous sommes, après tout, les enfants de l’espérance, cette espérance qui vacille beaucoup sans pour autant tomber.
Quant à ces défunts, ces dizaines de milliers de morts de la famine, qui par ce très lourd tribut ont fait entrer notre terre dans la liste d’honneur de la Grande Guerre, ils nous regardent de l’au-delà et intercèdent pour nous. Le temps, pour eux, n’existe plus, ils sont dans l’éternité. Alors un siècle, deux ou trois, cela ne changera pas grand-chose à leur réalité : ils jouissent de la vie et de la pleine vérité.
Et nous, les descendants de ce dernier tiers de rescapés, ou encore les enfants des autres communautés devenus frères de sang lors de ce 6 mai 1916 par décret martial du même meurtrier, que pouvons-nous apprendre de toutes ces années ?
N’est-ce pas la même leçon à chaque fois ? Celle de nos échecs répétés lorsque d’aucuns, naïvement, croyaient et croient toujours en l’alliance avec une puissance étrangère aux dépens de l’unité interne, si imparfaite soit-elle ? N’avons-nous pas compris que dans le grand jeu des puissances, tant arabes qu’occidentales, il n’y a point d’amis mais juste des alliances d’intérêts ? Et pourtant, nous en sommes encore là, comme si de rien n’était.
Alors apprenons au moins une leçon de cette génération de la Grande Guerre. Ce sont les membres de cette génération qui, en quelques années à peine, ont rebâti le Liban, ou plutôt le Grand Liban, et transformé la terre brûlée en république rêvée. Oui, ceux-là mêmes qui avaient tout perdu mais dont la foi était si forte qu’ils finirent par tout regagner.
Alors comme eux, dans le silence de la mort ou dans le fracas assourdissant des canons, osons ouvrir cette fenêtre d’espoir en tournant la dernière page du centenaire de la Grande Guerre. Pour que l’histoire ne nous écrive plus, cent ans après, une fois de plus – une fois de trop – « un autre siècle pour rien », un autre siècle gâché.
Par Émile Anthony Issa el-Khoury
Directeur associé et copropriétaire du Domaine des Tourelles (entreprise vinicole libanaise).
Maintenant que le parlement honore à sa façon les disparus de la guerre civile doit faire de même de ces centaines de milliers massacrés par notre sultan tourmenteur turque. Que nos martyrs dorment en paix!!!
16 h 31, le 13 novembre 2018