Une bande-annonce réduite à une phrase : « Je veux intenter un procès à mes parents pour m’avoir donné la vie », et les amoureux du cinéma, les pronostiqueurs, suspendus à la suite… La projection du film de Nadine Labaki, en avant-première à Cannes, a été un grand moment d’émotion.
Capharnaüm commence par une scène au tribunal. Un enfant se tient à la barre. Face à lui, ses parents. Quelle est la raison de leur présence ? Le film retrace, grâce aussi à une série de flashbacks savamment maîtrisés, le parcours initiatique de Zain, âgé de 12 ans, qui décide d’intenter un procès à ses parents pour l’avoir mis au monde, alors qu’ils étaient incapables de l’élever dans des conditions convenables, si ce n’est pas dans un environnement salubre, au moins en lui donnant de l’amour. On apprend même que Zain purge sa peine pour avoir poignardé un homme. Parallèlement, Rahil, une femme d’origine érythréenne, est contrainte d’élever en secret son enfant car, étant illégale au Liban, elle se ferait déporter si elle se faisait attraper. Le destin de ces deux personnages, en marge de la société dont ils sont « des délaissés », dit Nadine Labaki, vont se croiser et leur combat va commencer. Tous les deux sans papiers, ils semblent ne pas avoir le droit à l’existence.
Capharnaüm est un coup de poing, surtout aux âmes bien pensantes calfeutrées dans leur confort ou tapies derrière des œillères imperméables à l’abri de la misère d’autrui. Alors que certains pourraient penser que ces choses-là n’existent pas dans la vraie vie, Nadine Labaki le confirme dans son film et montre l’envers du décor : les coulisses d’existences silencieuses et en souffrance croisées dans la rue. Ces situations insensées qui existent, mais que personne, et encore moins l’État, ne semble voir. Elles sont courantes dans cette région du Moyen-Orient où l’enfance est plus que maltraitée. Dans ce film qui évoque l’enfer, on n’est pas dans la composition ou l’exercice esthétisant auxquels nous avait habitués la réalisatrice, mais au cœur du réel. Une réalité si proche, si tangible, qu’on croirait frôler par moments le documentaire, avouera un des coscénaristes, Georges Khabbaz. Tellement que, pendant le tournage, la frontière entre réel et fiction tombe : tout comme son personnage, Yordanos Shiferaw, elle-même sans papiers, se fait arrêter. Il aura fallu l’intervention de Nadine Labaki pour qu’elle soit relâchée.
Sur le terrain
La cinéaste a vu et côtoyé cette misère pour avoir écumé les camps de réfugiés, le bitume pouilleux, les taudis insalubres, les audiences dans les tribunaux pour mineurs et les centres de détention. Elle est partie à la rencontre des enfants, des femmes et des hommes qui vivent dans la misère la plus totale. Un capharnaüm au plus profond duquel elle a réussi, grâce à une parfaite maîtrise de sa caméra, à entraîner le public. Le scénario à plus de deux mains, puisque Jihad Hojeily, Michèle Kesrouani et Georges Khabbaz y ont collaboré, propose un film 100% libanais. La réalisatrice, qui n’a plus un goût caramélisé et sucré dans son travail, sait parfaitement où aller. Éprise de vérité, elle creuse inlassablement et parcourt des territoires qu’elle-même admet ne pas avoir connus avant le film. Par-delà le fond, Nadine Labaki a surtout opéré un important virage dans sa manière de diriger et de traiter un long métrage. Elle avoue avoir été très soutenue par sa directrice de casting, Jennifer Haddad, qui a trouvé les profils convenables de tous ces acteurs non professionnels. Tous incarnent leur propre rôle, car le mot jouer a toujours posé problème à Labaki. Tous sont vrais, même le juge, et c’est ce qui donne cette sincérité cinglante au film.Ce manifeste sur l’enfance bafouée et humiliée lui a valu presque quatre ans de travail. Même son mari, Khaled Mouzannar, qui assurait jusqu’à présent la musique, s’est investi corps et âme dans la production du film, dans un souci de vérité et de liberté.
Sans pathos, mais avec une volonté de triturer, de farfouiller et de déranger, avec émotion et une nouvelle maturité, Nadine Labaki n’aspire pas dans ce film à provoquer de la pitié mais à démarrer une action ou, au moins, ouvrir le débat. Une action de solidarité envers tous ces délaissés et ces marginalisés de la terre. En voyant les yeux grands ouverts de Zain sur la vie et surtout ce regard caméra qu’il lance à la fin du film, on ne peut s’empêcher de penser, une soixantaine d’années plus tard, au petit Antoine Doinel du réalisateur François Truffaut qui avait gagné le prix de la mise en scène pour Les 400 coups. Même regard à la fois avide et vide de la vie, même humour, même force de caractère et naïveté pour les deux adolescents. Les coups de Nadine Labaki sont forts, violents, osés. Même s’ils dérangent, ils donnent l’occasion de réfléchir à la bêtise des hommes et à l’intelligence des enfants. Et surtout de sortir de ce film, loin des jugements primaires, avec une tolérance qui permettrait de comprendre un peu mieux ces situations souvent incompréhensibles.
Lifestyle - Festival de Cannes
« Capharnaüm », ou juste le droit d’exister...
Que ce soit les Libanais ou les festivaliers, tout le monde l’attendait avec une impatience légitime. Une impatience justifiée et consolée par 15 minutes de standing ovation. « Capharnaüm » a ému, séduit et bouleversé. Nadine Labaki est définitivement dans la cour des grands.
OLJ / Colette KHALAF, à Cannes , le 19 mai 2018 à 00h00
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