Dans quel contexte le régime Assad s’est-il installé en Syrie ?
Hafez el-Assad, alors ministre de la Défense en conflit ouvert avec ses camarades du parti Baas, a réalisé son coup d’État en novembre 1970 dans une ambiance générale plutôt favorable. Sur le plan intérieur, le régime précédent avait effarouché une bonne partie de la population par sa surenchère gauchiste. Sur le plan régional, Assad proclamait sa volonté de réconcilier la Syrie avec les autres pays arabes. Sur le plan international enfin, les Américains ne pouvaient qu’être satisfaits de l’éviction du régime issu du coup d’État de février 1966, très proche à leur goût du bloc soviétique, et pensaient pouvoir rallier la Syrie aux pays arabes « modérés ». Quant aux Soviétiques, craignant de perdre un pays où ils avaient beaucoup investi, lassés peut-être aussi de l’aventurisme de l’équipe au pouvoir, ils ont fini par soutenir à leur tour le coup d’État d’Assad. Celui-ci a tiré profit de cette ambiance pendant près de trois ans durant lesquels il a éliminé toute concurrence possible au sein à la fois du parti Baas et de la communauté alaouite, avant de mener avec Sadate la guerre d’octobre 1973 contre Israël. Cette guerre, qui s’est soldée par une défaite sur le plan militaire, sera célébrée comme une grande victoire, et cela lui a permis de négocier, sous l’égide de Kissinger, un armistice qui a stabilisé depuis lors le front du Golan.
C’est surtout après 1973 que le régime d’Assad s’est dévoilé totalement aux yeux de la majorité des Syriens. Ils le savaient cruel : dès 1970, il n’avait pas hésité à jeter en prison ses anciens camarades du parti Baas, et la nature confessionnelle du régime n’échappait déjà à personne. Mais on a assisté à partir de 1973 à la mainmise absolue et ostentatoire du clan Assad sur le pays, avec une armée dressée pour la guerre civile, une milice sans foi ni loi dirigée par Rifaat, le frère du président, et des services de renseignements tentaculaires...
Cela n’a pas créé de tensions au sein de la société syrienne ?
Si, bien sûr, et la politique arabe d’Assad, son intervention au Liban en 1976 soulevaient aussi des critiques, rapidement et violemment étouffées. Dans l’histoire du régime, l’année 1979 est décisive. Après les assassinats à caractère clairement confessionnel des jihadistes (une branche armée radicale des Frères musulmans), notamment contre les cadets alouites de l’école d’artillerie d’Alep, Assad a vite fait de mobiliser contre eux tous les moyens de l’État. La milice de son frère Rifaat a été lâchée contre la population, et toute l’opposition, dans la diversité de ses tendances, a été écrasée sous prétexte d’être à la solde des Frères musulmans.
Parallèlement, deux événements majeurs étaient venus renforcer le régime. Le premier est la révolution islamique en Iran. Pour des raisons à la fois confessionnelles et géostratégiques, la Syrie s’est rapprochée de l’Iran khomeyniste, et une alliance durable s’est nouée entre les deux pays contre l’Irak. La terrible guerre (1980-1988) entre l’Irak de Saddam Hussein et l’Iran réduisait dans une large mesure le rôle qu’il jouait auparavant sur la scène arabe, et c’était pain bénit pour Assad. La même année, l’Égypte s’est isolée en signant son traité de paix avec Israël, et la Syrie pouvait prétendre, en l’absence de l’Égypte comme de l’Irak, se trouver au centre du jeu régional.
Dans ce contexte, c’est certainement le massacre de Hama, en 1982, qui a assuré au régime sa pérennité. Il n’avait sans doute pas besoin de frapper aussi fort (entre 20 000 et 30 000 morts selon les estimations) pour éliminer les quelques centaines de jihadistes qui s’étaient repliés dans la ville, mais il a profité de l’occasion pour terroriser Hama, centre important de contestation, et à travers Hama toute la population. C’est à partir de cette date que la Syrie est devenue le royaume du silence, le royaume de la peur.
Et c’est dans ce contexte que Michel Seurat va écrire « L’État de Barbarie ». L’analyse est-elle encore pertinente pour comprendre les enjeux du conflit actuel ?
Michel Seurat a été le premier à décrire et analyser ce qui s’était passé entre, disons, 1976 et 1982. Ce qui était extraordinaire à l’époque, c’est d’avoir mis le doigt sur la spécificité du régime tout en rapportant fidèlement, en témoin oculaire, ce qu’il voyait et entendait. Le livre est solidement documenté mais le milieu universitaire en Europe ne l’a pas reçu favorablement. Le discours dominant était : « Qu’est-ce-que vous voulez ? On ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs, Assad est en train de construire un État moderne. » Et Michel répondait : « En quoi le massacre de Hama est-il nécessaire à la construction d’un État moderne ? En quoi cet État, fondé sur le communautarisme, la répression et le culte de la personnalité, est-il moderne ? » Michel a montré que le régime est soudé par un esprit de corps communautaire et minoritaire, une « assabiyya », dans l’acception d’Ibn Khaldoun, qui explique à la fois ses points forts et ses points faibles.
Ce qui manquait chez Michel Seurat est l’analyse en profondeur des alliances de classe qui doublaient l’exercice du pouvoir par le noyau dur soudé par le clanisme. Outre la nouvelle grande bourgeoisie, née sous l’aile de ce noyau, il y a ceux que Yassin al-Hajj Saleh appelle « les nouveaux notables », tous les relais intermédiaires entre le pouvoir et le reste de la société, comme les appareils religieux ou les chefs de tribu, de village, de quartier…
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D’après Michel Seurat, le second facteur qui a permis la survie du régime est le silence de la communauté internationale. Est-ce encore le cas aujourd’hui ?
De nos jours, ce silence est criminel comme dans les terribles années 1980. Il y a un paradoxe dans la situation syrienne. Le régime arrive à mobiliser en sa faveur des camps opposés pour des raisons différentes et parfois antinomiques. En prétendant être un régime anti-impérialiste et antisioniste, il bénéficie du soutien de la grande majorité de la gauche, dans le monde arabe et ailleurs. En prétendant être l’ultime protecteur des minorités, il obtient le soutien affolé de ces minorités, comme des Occidentaux, obnubilés par cette histoire depuis le XVIIIe siècle. Demandez à deux Libanais, l’un partisan du Hezbollah, l’autre aouniste, pourquoi ils sont pro-Assad, et vous verrez que chacun a en tête un Assad à son image !
En lisant Michel Seurat, on se rend compte tout de suite qu’on a affaire à un régime à part et, dans un sens, inclassable. Cela est dû au fait que chaque institution apparente se double d’une autre, clandestine, qui dépend directement du centre du pouvoir. Un sous-officier proche de ce centre est en mesure de tirer l’oreille à un ministre sans être inquiété. Beaucoup d’Occidentaux qui se targuent de bien connaître la Syrie n’arrivent pas à le comprendre… et à en tirer les conséquences.
Revenons au premier mois de la révolution syrienne, en 2011. Pourquoi Bachar el-Assad a-t-il refusé de faire certaines réformes réclamées par les manifestants ?
C’est parce qu’il ne pouvait pas les faire, même s’il le voulait. Dans un système comme le sien, ouvrir une toute petite fenêtre, c’est ébranler l’édifice tout entier. Selon une rumeur qui me semble plausible, Hafez el-Assad aurait dit à son fils avant de mourir : « Attention, ne fais surtout pas ce qu’a fait cet imbécile de Gorbatchev. Si on ouvre une brèche, tout s’écroule. » Ce régime est incapable de se réformer.
Vous regrettez que les Occidentaux n’aient pas davantage soutenu l’opposition syrienne, laissée à la merci des ambitions concurrentielles des puissances régionales ?
À vrai dire, je n’ai jamais pensé que les Occidentaux avaient l’intention d’intervenir militairement contre Bachar el-Assad, même lors des gesticulations qui ont suivi l’attaque chimique de 2013. Ils ont toujours trouvé des prétextes, non pour intervenir, mais au contraire pour ne pas le faire. Plus, les États-Unis ont interdit à l’Arabie saoudite la livraison d’armes antiaériennes à l’opposition, alors que les trois quarts de la Syrie échappaient au contrôle du régime mais étaient sans défense contre les bombardements aériens. Les Américains ont rejeté aussi l’option d’une zone d’exclusion aérienne et celle de couloirs humanitaires. L’étouffement de la révolution syrienne s’est passé en deux étapes : c’est d’abord l’œuvre des Américains, de façon indirecte, puis des Russes, directement.
L’opposition n’a-t-elle pas également une part de responsabilité ?
Une part énorme. La représentation officielle du soulèvement était dès le début très médiocre. Elle n’a jamais été au diapason des comités de coordination locaux dans la phase pacifique du soulèvement, et elle a perdu toute prise sur le terrain après la militarisation. Elle s’est divisée entre fidèles de la Turquie et du Qatar d’un côté, et clients de l’Arabie saoudite de l’autre, et a étalé ses divisions publiquement. Les Frères musulmans portent une lourde responsabilité dans l’échec du Conseil national. Ils ont cherché bêtement à en prendre la direction alors qu’ils devaient savoir qu’ils suscitaient hostilité et méfiance auprès d’un large secteur de l’opinion publique, aussi bien locale qu’internationale. J’ajoute que l’une des faiblesses de l’opposition a été son incapacité à se doter d’un porte-parole incontesté, fédérateur et quelque peu charismatique.
La militarisation du mouvement n’a-t-elle pas également desservi l’opposition ?
Il y a beaucoup de gens en Syrie et dans la diaspora qui le pensent, et peut-être ont-ils raison. Là où ils se trompent, c’est d’imaginer que le soulèvement pouvait rester longtemps non violent face à un régime qui ne connaît pas de limite dans l’usage de la force contre les civils et, on l’a vu, qui n’hésite même pas à faire bombarder les villes et les villages de son pays par l’aviation d’une puissance étrangère, la Russie. La militarisation n’était pas un choix délibéré, mais une réaction spontanée à la violence du régime. Des soldats et des officiers ont déserté pour ne pas tirer sur la foule, des brigades se sont formées dans le désordre et sans commandement unifié et, peu à peu, des jihadistes se sont partout infiltrés puis imposés comme forces militaires dominantes dans plusieurs régions. Ce qui n’a pas peu contribué à déconsidérer le soulèvement aux yeux d’une bonne partie de l’opinion mondiale. Bref, je pense que la militarisation était inévitable et, pour des raisons à la fois objectives (le déficit en armement) et subjectives (le déficit en commandement), ses erreurs politiques et militaires étaient inévitables aussi – et catastrophiques.
On se trouve aujourd’hui dans une situation assez paradoxale où Bachar el-Assad, bien que profondément affaibli, apparaît encore indéboulonnable. Comment l’expliquez-vous ?
Il apparaît actuellement indispensable pour beaucoup d’acteurs internationaux, mais aussi aux siens. Il est irremplaçable dans son propre clan, et son clan est irremplaçable au sein de sa communauté. Toute personne qui pouvait prétendre à sa succession a été éliminée, avant ou après 2011. Les Russes se trouvent devant une équation difficile à résoudre. J’imagine qu’ils sont conscients que pour réussir à stabiliser raisonnablement leur protectorat sur le moyen terme, ils doivent se débarrasser de Bachar el-Assad. Or, ils savent qu’ils ne peuvent pas le faire, d’une part parce qu’ils n’ont pas quelqu’un d’autre sous la main, d’autre part parce qu’ils ne sont pas les seuls maîtres du pays : l’Iran a son mot à dire.
Une sortie de crise à la libanaise, avec l’équivalent d’un Taëf syrien, est-elle possible ?
Non, je ne le crois pas. Le Liban a beaucoup souffert, et outre sa propre guerre civile, plusieurs guerres se sont succédé sur son sol, mais le bilan de ces dix-huit ans de violence est incomparablement moins tragique. Aucune des conditions requises de la paix civile et de la réconciliation nationale n’existe en Syrie. Au contraire, tout ce qui se passe est porteur de nouveaux malheurs dans un avenir proche ou lointain. Pour la Syrie, pour le Proche-Orient, pour le monde entier qui a assisté au calvaire du peuple syrien dans l’indifférence et souvent dans une complicité inavouée avec les bourreaux.
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02 h 46, le 19 mars 2018