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Idées - Commentaire

Le moralisme et les arts

« Thérèse rêvant » (1938), de Balthus, exposée au Met de New-York. En décembre 2017, plusieurs milliers de personnes avaient lancé une pétition réclamant son retrait, sans succès. Archives Reuters.

Chuck Close est un artiste peintre américain, connu pour ses portraits de très grande taille. Paralysé, il est cloué depuis de longues années sur un fauteuil roulant. Plusieurs femmes ayant posé pour lui l’ont accusé de harcèlement, de leur avoir demandé de se déshabiller et d’avoir utilisé des termes sexuellement explicites. Ces accusations ont incité la National Gallery of Art de Washington à reporter une exposition prévue de son travail et l’université de Seattle à décrocher un autoportrait de l’artiste suspendu dans un des bâtiments du campus.

S’il fallait retirer des musées toutes les œuvres des artistes ayant eu un comportement jugé répréhensible, de grandes collections seraient rapidement réduites à peau de chagrin. Rembrandt a cruellement traité sa maîtresse, Picasso se conduisait de manière abominable avec ses épouses, et le Caravage, coupable d’un homicide, convoitait les jeunes garçons, pour ne citer que trois artistes.

Et quid de la littérature ? Céline était un antisémite virulent, William S. Burroughs, ivre, a abattu sa femme d’une balle dans la tête et Norman Mailer a poignardé l’une de ses épouses avec un canif. Et les réalisateurs ? Les termes sexuels déplacés ne sont rien : Erich von Stroheim organisait des orgies gargantuesques pour son plaisir. Charlie Chaplin était amateur de très jeunes filles. Et aujourd’hui Woody Allen est accusé, mais pas inculpé, d’avoir sexuellement abusé de sa fille adoptive quand elle avait sept ans.

Dimension morale
Le critique de cinéma A.O. Scott du New York Times a écrit un article intéressant à ce sujet. Il raconte l’admiration qu’il vouait à Allen dans sa jeunesse. Pour un jeune homme studieux, Woody Allen, l’intellectuel névrosé qui séduit quand même les femmes, était une sorte de modèle. Mais d’après Scott, maintenant que nous sommes au courant des accusations portées contre l’acteur et le réalisateur, nous sommes obligés de reconsidérer ses films, qui pourraient comporter une dimension sinistre et immorale, à la lumière de ces allégations.

En d’autres termes, un comportement répréhensible, ou un comportement répréhensible présumé, peut entacher une œuvre d’art, parce que l’artiste ne peut pas être perçu séparément de son art. Cette hypothèse a au moins le mérite d’être plus intéressante que celle qui consiste à dire que des œuvres d’art doivent être rejetées parce le comportement d’un artiste dans sa vie privée ne nous plaît pas. Mais est-elle juste pour autant ?

Selon la célèbre citation d’Oscar Wilde, « il n’existe pas de livre moral ou immoral. Un livre est bien écrit ou mal écrit, c’est tout ». Cette proposition peut pourtant être réfutée. Il y a bien une dimension morale dans la plupart des formes d’expression de l’être humain, y compris dans l’art.

La dépravation morale se traduit souvent par de l’art de mauvaise qualité, sans doute l’une des raisons pour laquelle il existe si peu d’exemples d’art de qualité de l’époque nazie. La haine raciale est moralement répréhensible, contrairement à l’idéalisme communiste par exemple. Sergei Einsenstein a réalisé des films de propagande communiste qui sont de véritables chefs d’œuvres, alors que les films de propagande nazie de Leni Riefenstahl sont très au point techniquement, mais abjects par ailleurs.

Il est également vrai que son art peut transcender le comportement privé de l’artiste. Un écrivain, réalisateur ou peintre qui se conduit mal envers ses épouses ou amantes peut produire des œuvres d’art qui subliment les femmes. Dans le même esprit, des personnes ayant un comportement exemplaire peuvent briser toutes sortes de tabous sociaux dans leur art. Pour juger la composante morale de l’expression artistique, il ne faut donc pas se tourner vers l’auteur, mais vers l’œuvre elle-même.

L’an dernier, une pétition en ligne signée par plus de 8000 personnes demandait au Metropolitan Museum of Art de New York de retirer une célèbre peinture de Balthus, montrant une jeune fille assise sur une chaise, et dont on voit la culotte. Qualifier ce tableau de pédopornographie, ou de la « transformation d’enfants en objets » comme l’on écrit les signataires, semble éminemment discutable. De son propre aveu, Balthus était ému par l’adolescence, la rêverie des jeunes filles sur le seuil de l’âge adulte. Mais même si Balthus était dans sa vie privée attiré par les jeunes filles, rien dans ce tableau ne suggère la dépravation ou des abus.

Procéder avec circonspection
On peut appliquer le même constat aux films de Woody Allen, quelle que soit la vérité concernant son inconduite présumée. Ce n’est un secret pour personne qu’Allen trouve les jeunes femmes séduisantes. Son épouse actuelle, qui était la fille adoptive de sa compagne de l’époque, n’avait pas encore 20 ans au début de leur relation. L’un de ses films le plus connu et le plus populaire, Manhattan, sorti en 1979 lorsqu’il était dans la quarantaine, relate l’aventure amoureuse entre un homme d’âge mûr (Allen) et une jeune fille, interprétée par l’actrice Mariel Hemingway qui avait 16 ans au moment du tournage. Ces relations n’étaient pas conventionnelles et certains pourraient les juger horripilantes. Mais ce n’est pas la même chose qu’infliger des mauvais traitements à un enfant. Rien dans Manhattan, ni d’ailleurs dans aucun autre film de Woody Allen, n’évoque une inclination à user de violence envers de jeunes enfants. Ce constat reste valable même si les allégations d’abus sexuel à l’encontre du réalisateur se révélaient vraies.

À nouveau, la question de la moralité est pertinente. Il est difficile d’imaginer admirer des œuvres d’art qui vantent les abus envers les enfants, la haine raciale ou la torture (un sujet qui semble étrangement moins perturber les gens que la question du contenu sexuel). De la même manière qu’une œuvre d’art ne doit pas être condamnée à cause du comportement de l’artiste dans sa vie privée, il faut procéder avec circonspection en appliquant des normes de respectabilité sociale à l’expression artistique. L’art est parfois destiné à provoquer, à transgresser et à faire reculer les limites. Dans des œuvres issues de leur imagination, les artistes peuvent évoquer des choses qu’ils ne feraient jamais de leur vie.

C’est ainsi que cela doit être. Si l’expression artistique était limitée à des sujets généralement jugés comme socialement acceptables, il ne nous resterait bientôt plus que des œuvres kitsch et moralisatrices, exactement le genre d’opus promus en public par les régimes autoritaires, qui font en coulisses des choses bien pires que ce que la majorité des artistes pourraient imaginer.

© Project Syndicate, 2018.
Ian Buruma est rédacteur en chef du New York Review of Books.



Chuck Close est un artiste peintre américain, connu pour ses portraits de très grande taille. Paralysé, il est cloué depuis de longues années sur un fauteuil roulant. Plusieurs femmes ayant posé pour lui l’ont accusé de harcèlement, de leur avoir demandé de se déshabiller et d’avoir utilisé des termes sexuellement explicites. Ces accusations ont incité la National Gallery of Art...

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