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Liban - La vie, mode d’emploi

97 – Le salut par la douce terreur

Il y a la grande terreur. On n’a plus besoin de dessins pour savoir à quoi elle ressemble. Elle s’est tellement empressée, ces derniers temps, de se faire connaître à tous en distribuant ses enregistrements, avec hurlements et égorgements, qu’on ressent plutôt la nécessité de l’oublier, pour un peu respirer le jour et dormir la nuit. Mais la douce terreur est bien le contraire de celle-ci. Elle n’est, à la vérité, que douceur, et la terreur n’est pas la sienne, mais elle se met soudain à faire si peur à ceux qui l’ont jusque-là ignorée, dédaignée ou bafouée qu’elle devient, pour eux, la terreur.
Déjà, je soupçonne certains lecteurs, perdant pied, de s’apprêter à glisser hors de ce texte pour voir s’ils ne trouveraient pas ailleurs quelque chose de plus balisé. Je me hâte donc de les secourir en leur fournissant une illustration cinématographique. Dans Dogville, la belle Nicole Kidman joue le personnage de Grace, une femme douce qui se donne sans compter puis qu’on exploite sans limites, jusqu’au jour de l’apocalypse.
Tant que la douceur est seulement douce, elle ne présente que des avantages : on peut la négliger, la réduire à l’état de servage, c’est-à-dire du fameux « corvéable et taillable à merci », la malmener quand on a été un peu froissé ou la louer ostensiblement quand on désire soi-même être loué pour sa magnanimité, et, de surcroît, pour sa douceur (ne dit-on pas que seul le semblable connaît le semblable?). En bref, la douceur a bon dos, pour les brimades, les fardeaux et le transport d’autrui vers les hauteurs. Et les puissants sont d’accord : elle est d’emblée et naturellement hors jeu comme ces petits enfants tout juste autorisés à ramasser les balles – et encore en courant et en se courbant pour ne pas perturber la partie des grands.
La peur commence à s’insinuer chez les joueurs quand ils tombent par hasard sur les carnets de ces doux enfants où sont consignés plans et tactiques de jeu d’une subtilité de grand stratège et épinglées les erreurs des joueurs avec une objectivité de radiographie au scanner. Le premier mouvement est de se détourner de ces papiers et de continuer à taper sur les balles et sur la douceur. C’est la manière « comme si de rien n’était » des populations primitives lorsqu’elles voient atterrir, dans leur Âge de fer, un homme de l’ère de l’informatique : qui d’achever de rôtir le sanglier, qui de reprendre le tressage des corbeilles ou de ses cheveux, qui de poursuivre l’épouillage de son garçonnet. À force d’être ignoré, le pilote finira, espèrent-elles, par disparaître, emporté par sa rage ou par son avion mirage, et la vie reprendra son cours tranquille, comme le chat son ronron. Seulement, comment faire quand la douceur est toujours là, quand on ne cesse de tomber sur ses carnets et que les mots s’inscrivent jour après jour dans la mémoire ? Il ne sert plus à rien de faire semblant que cela n’existe pas. Et la peur est là, qui grandit, immense. Qu’arriverait-il s’il prenait envie à la douceur avec son savoir acquis de se mettre de la partie et de se battre en rendant coup sur coup, que resterait-il du jeu si bien distribué entre joueurs et ramasseur de balles, des trophées et de la petite vanité ? Ne serait-ce pas judicieux de se déclarer immédiatement de son côté, c’est-à-dire de lui faire mille sourires? Quelle ingratitude si elle ne s’y montrait pas sensible ! On verrait alors que, loin d’être la douceur, elle n’est que rancœur !
 « Mais comment cela a-t-il commencé ? » demande le lecteur maintenant attentif et soucieux des origines et du fondement comme un vrai apprenti philosophe. Cela vient de ce que la douceur qui débarque dans la vie, désarmée, voit ses droits complètement déniés. Seul lui est reconnu celui d’être une balle, un chameau, un escabeau. Ne faisant rien valoir, on la dépouille de tout avoir. Quant à son être, on mise sur sa douceur pour qu’elle le montre si faiblement que ce serait comme néant pour ce monde qui aime le clinquant. Mais, à force de douceur, ce qu’elle est s’est tellement poli qu’il en est devenu tout brillant ! Il y a de la vraie panique dans l’air, le jeu est suspendu et l’on se demande s’il va reprendre. À ce moment de saisissement s’apparente l’histoire de L’Idiot de Dostoïevski.
Quant à la leçon que le débutant en dialectique s’attend à recevoir au terme de son effort pour comprendre, elle est dans ce pastiche de la fameuse sentence de Rilke « Le beau n’est que le commencement du terrible » : la terreur est le commencement du vrai.

Il y a la grande terreur. On n’a plus besoin de dessins pour savoir à quoi elle ressemble. Elle s’est tellement empressée, ces derniers temps, de se faire connaître à tous en distribuant ses enregistrements, avec hurlements et égorgements, qu’on ressent plutôt la nécessité de l’oublier, pour un peu respirer le jour et dormir la nuit. Mais la douce terreur est bien le contraire de...

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