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Liban - La vie, mode d’emploi

95 – Le salut par la démocratisation du savoir

Autrefois, chacun, dans son rapport au savoir, était ce qu'il paraissait être : calé dans sa spécialité, bon dans le domaine de son goût et, dans tout le reste, plus ignare que le bœuf et l'âne réunis. Cela donnait de vraies rencontres, c'est-à-dire des surprises et des étincelles de toutes sortes. Ainsi, vous pouviez avoir à table pour vis-à-vis un convive qui, entre poire et fromage, vous éclairait sur un point énigmatique en astronomie, un autre, à votre droite, qui, ignorant les tenants et aboutissants d'un problème, mettait les pieds dans le plat et suscitait l'indignation ou l'hilarité générale, et un troisième, à votre gauche, que vous initiez aux arcanes de la science héraldique, votre dada. Hélas ! Depuis Wikipédia, ont disparu ces possibilités d'échanges, prélude aussi bien à de belles amitiés qu'à des scènes de dispute ou de rires mémorables. Il n'y a plus que d'ennuyeuses récitations d'un même texte qu'on a lu avant la soirée, en s'informant du nom des invités ! Je me souviens de mon étonnement, alors que j'étais encore à m'extasier du miracle de pouvoir taper mes textes en les corrigeant sans ratures et Tipp-Ex à la rescousse, de me retrouver, dans des dîners, en compagnie de personnes toutes extrêmement savantes. Qu'on évoquât Descartes ou même Husserl pour me faire plaisir et n'importe lequel des présents pouvait en dire quelque chose de pertinent ! J'en étais même arrivée à me demander s'il ne fallait pas arrêter mon enseignement de la philosophie puisque des commerçants, des femmes au foyer et probablement aussi la domestique bengalie de mes hôtes avaient une connaissance de ces penseurs sans mes explications... Jusqu'au jour où le fin mot de cette affaire me fut révélé : tout ce petit monde avait un peu tapoté sur son clavier, un peu potassé, un peu navigué et était revenu sur la terre ferme, fermement décidé à ne pas se laisser impressionner.
Depuis peu, j'ai été amenée à faire une nouvelle expérience, d'abord d'une étrangeté désespérante, puis d'une familiarité assez amusante.
Curieuse de connaître l'intrigue d'un film cité dans le travail d'une étudiante, je cliquai pour me faire servir. Et je le fus royalement. Sur le premier site que je consultai, je « tombai » sur une analyse d'un brio à couper le souffle. Malheureusement, manquaient les linéaments de l'histoire ; je passai donc aux sites suivants et, arrivée au cinquième, j'étais littéralement au bord de la syncope : je n'en pouvais plus de tant d'intelligence et de style! Était-il donc vrai que, totalement isolée dans ma « tour d'ivoire », ne m'était pas parvenue la bonne nouvelle que la démocratisation du savoir avait si bien porté ses fruits, que tout un chacun n'était pas loin de penser comme Sartre et d'écrire comme Chateaubriand ! Qu'avais-je donc moi-même encore à publier ! La seule idée qui me consolait était de prévoir que bientôt mes étudiants, qui appartiennent à la génération qui navigue par tous les temps et à toute heure, ne tarderont pas eux aussi à être portés par cette vague des nouvelles Lumières jusqu'à l'omniscience quasi assurée. Poursuivant ma recherche pour obtenir enfin les données élémentaires sur le film, je « tombai » sur l'article d'un vieux critique réputé. Je décidai de le lire pour avoir le cœur net : réussissait-il, lui, à arriver seulement à la cheville des émules de Sartre et de Chateaubriand, ou toute notre génération devrait être définitivement mise au rencart ? Je passai alors de la stupéfaction à la sidération : tout ce que j'avais découvert s'offrait de nouveau à moi, mieux ordonné et lié. Chacun des géniaux blogueurs y avait donc puisé sans la moindre vergogne, mais en « piquant », d'ici, de là, comme boit le moineau... ou se sert la pie voleuse. Et je comprenais que le savoir démocratisé n'avait pas fait éclore de nouvelles fleurs et encore moins mûrir des fruits. Quant à l'amusement, il venait de ce qu'il me semblait jouer au miroir grossissant : ce que je voyais dans le macrocosme planétaire se produisait dans mon microcosme universitaire. La « source » trouvée, on n'en buvait pas avec délectation, reconnaissance et respect de son identité ; on la répandait comme on jette de la poudre aux yeux et, au lieu des nouvelles Lumières, on avait l'aveuglement, sur soi et d'autrui.
Certes, que la source ne soit plus à chercher avec une infinie patience et une baguette de coudrier est une bénédiction, mais pourquoi faut-il que s'y mêle, à peine avons-nous commencé à goûter à son eau, l'affreux soupçon qu'elle est d'emprunt et, même, un vrai larcin ?

Autrefois, chacun, dans son rapport au savoir, était ce qu'il paraissait être : calé dans sa spécialité, bon dans le domaine de son goût et, dans tout le reste, plus ignare que le bœuf et l'âne réunis. Cela donnait de vraies rencontres, c'est-à-dire des surprises et des étincelles de toutes sortes. Ainsi, vous pouviez avoir à table pour vis-à-vis un convive qui, entre poire et...

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