Rechercher
Rechercher

Culture - Tribune

SamaS (encore) : « Être juste, c’est quand le centre de gravité du mouvement et celui de l’âme tombent au même endroit »*

Vent et pluie sur Venise en ce dimanche 26 novembre 2017. Mais qui s'en fout? Les mouettes volent bas, les vaporetti fendent l'eau, les touristes s'égaillent dans les ruelles et les amateurs d'art se précipitent à Viva Arte Viva dont c'est la clôture, ce soir. Tout à l'heure, ils tomberont sur le pavillon du Liban où ils vivront une expérience (visuelle, sonore, spirituelle, mystique, politique) inédite. J'ai dit tomberont. En fait, on ne tombe pas par hasard sur le pavillon du Liban. Car pour y accéder il faut traverser les Giardini de la biennale (où sont répartis les pavillons), l'immense hall de l'Arsenal (où les installations se succèdent d'une salle à l'autre), puis prendre un vaporetto vers la partie nord du splendide bâtiment. C'est sur cette « autre rive », dans un espace où la lumière n'entre pas, à l'abri du bruit et de la fureur du monde, que Zad Moultaka a décidé d'installer son (chef-d')œuvre
SamaS : Soleil Noir Soleil.
Le pari était risqué. Proposer une œuvre singulière dans un espace orphelin avait de quoi décourager plus d'un visiteur pressé. Résultat, près de cinquante cinq mille visiteurs ont fait le choix conscient, emballé, fiévreux, de franchir les eaux pour aller à la découverte de SamaS. Voilà les derniers d'entre eux, en ce dimanche de clôture, bravant vent et pluie, agglutinés sur le quai dehors, attendant leur tour : SamaS ne se visite que par petits groupes, à heures et intervalles réguliers. Ils ne veulent pas rater le Pavillon du Liban qu'il ne faut surtout pas rater, selon la rumeur qui court depuis l'ouverture de la Biennale d'art de Venise, le 13 mai dernier. Cinquante-cinq mille visiteurs en six mois ! Pari gagné et pour Zad Moultaka et pour le Liban. Plus pour le Liban d'ailleurs que pour Zad Moultaka. Car ici on retient rarement le nom des artistes, en revanche c'est le nom du pays qu'on colporte, conseille ou déconseille. Avec cinquante-cinq mille visiteurs qui ont fait le déplacement, avec une revue de presse internationale grosse comme un bottin, je vous laisse imaginer le nombre de fois où le mot Liban a été prononcé, écrit, pensé, rêvé, au cours de ces derniers six mois, à l'occasion d'une œuvre d'art. SamaS.
On entre dans le noir, à la faveur d'une lampe torche et l'on s'assied sur des banquettes de fortune le long d'un mur. Certains d'entre nous se mettent par terre. Des sons se mettent à remplir l'espace, indistincts au début, puis prenant la forme d'un chant choral, sonnant dissonant, pur impur, sacré profane. Chœur d'enfants à la voix cristalline qui vous submerge, engloutit, élève. Chœur d'adultes qui rythme, cadence, scande. De la musique (acoustique) accompagne, ponctue, violente les apparitions timides de lumière qui découvrent un mur frontal constellé de pièces de monnaie et renvoyant à la topographie d'une ville. Sans se concerter les uns avec les autres, sans ce concerter avec soi-même, on se retrouve debout, errant dans l'espace faiblement éclairé. On devine des enceintes des deux côtés de la salle, alignées, qui donnent un effet stéréo étonnant. Selon où l'on se trouve dans l'espace, l'oreille est sollicitée par un chant, un murmure, un son, par les trois à la fois. On s'arrête, on poursuit, chacun son rythme. L'espace se désorganise, allant au gré des marcheurs, des ombres. On sent la présence de quelque chose comme une stèle au centre, mais pour l'instant on ne voit que le scintillement du mur du fond, vers lequel on se dirige, inexorablement. Les pièces de monnaie sont libanaises, des piastres en argent, en cuivre (don de la Banque centrale du Liban). Mais la Cité n'est pas Beyrouth, quoiqu'elle puisse être Beyrouth. C'est une cité imaginaire et réelle à la fois. Une cité-argent ! Qui s'éteint soudain, pendant qu'une lumière blanche monte peu à peu sur la stèle du centre, dévoilant le corps intérieur d'un bombardier, corps en métal dressé, phallus, dieu, offrande. Soudain, semblant surgir des entrailles du corps, une voix de gamin s'élève : le sang du pays, comme du bronze et du plomb, s'accumule : ses morts se fondent d'eux-mêmes comme de la graisse au soleil ; ces hommes qu'anéantit la hache, aucun casque ne les protège ; comme une gazelle prise au piège, ils s'allongent, la bouche dans la poussière... Les mères et les pères qui ne sortent pas de leur maison sont recouverts par le feu ; les enfants, couchés dans le giron de leur mère, comme des poissons sont emportés par les eaux... Puisse ce désastre être entièrement anéanti ! Comme la grande grille de la nuit, puisse la porte être refermée sur lui !
Le silence se referme sur ce poème (dit en arabe littéraire sans surtitrage) pendant que l'espace s'obscurcit peu à peu. C'est fini. Les spectateurs sortent dans le silence des églises, d'autres retournent s'asseoir sur la banquette de fortune, attendant un nouveau rite. Car bientôt un autre groupe entrera et tout recommencera. Mais partis ou restés, nous nous retrouvons tous la gorge nouée, les larmes au bord des yeux, le souffle coupé. Ainsi donc, d'un mur de pièces de petites monnaies, du réacteur d'un avion bombardier, de quelques projecteurs, d'une vingtaine d'enceintes et avec une musique (mais quelle musique, c'est proprement inouï!), Zad Moultaka nous sort du monde pour nous y projeter violemment. Et de nous laisser hagards, K.-O., sur le quai nord de l'Arsenal de Venise où pour toujours son Soleil noir va continuer à se lever et à se coucher quand bien même n'y aurait-il plus ni visiteurs ni biennale.

*Une citation de Heinrich von Kleist.

Vent et pluie sur Venise en ce dimanche 26 novembre 2017. Mais qui s'en fout? Les mouettes volent bas, les vaporetti fendent l'eau, les touristes s'égaillent dans les ruelles et les amateurs d'art se précipitent à Viva Arte Viva dont c'est la clôture, ce soir. Tout à l'heure, ils tomberont sur le pavillon du Liban où ils vivront une expérience (visuelle, sonore, spirituelle, mystique,...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut