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Liban - La vie, mode d’emploi

90- Le salut par la nourriture

Ce salut est une vérité élémentaire que nous oublions quelquefois à force de lier notre sort aux grands idéaux, seuls dignes, croyons-nous, de notre station debout et de notre définition d'« être des lointains ». Mais, enfin, il y a un moment et, en principe trois fois par jour, où même le plus grand esprit doit baisser la tête, aussi sublimes que soient ses cogitations, sur une petite assiette et faire ce à quoi n'échappe aucun être vivant, de l'éléphant à la libellule, s'il veut se conserver : manger ! Alors, quand on est un homme de notre époque, les pratiques qui précèdent, accompagnent et suivent ce moment sont des plus variées et, souvent, des plus inattendues.
On hésite. Bio, macro ou populo? Du pur terroir ou du plus loin Pérou ? Du caritatif et commerce équitable qui donnent, quelle jouissance ! bonne conscience en même temps que bonne panse ? De l'épicerie du coin qui résiste à l'appétit sans frein des multinationales et console des révolutions manquées ou de ses victoires faméliques ? Du restaurant coup de fusil pour avoir au palais le goût du gibier réservé aux seuls « heureux de ce monde » ? Du « fait maison » sous cellophane quand à la maison il n'y a plus que pâtes et surgelés et omelettes pis-aller? Du chocolat noir et encore plus noir pour se punir de préférer le chocolat à la douceur de lait ? Les négociations sont harassantes entre le désir, le plaisir et la balance. C'est Pantagruel et à ses basques Carême. Du sans sucre, ni beurre, ni sel... et qui coûte plus cher qu'avec du sucre raffiné, du beurre pasteurisé, du sel iodé... Cela, paraît-il, fait perdre du poids, mais plus sûrement sa logique, son remords et son argent.
Des recettes exotiques à celles qu'on se transmet de mère en fille, on se fait cachottier, envié et on déguste, solitaire, son pieux et savoureux mensonge... On court les ateliers de la cuisine d'ailleurs ou de jadis, on regarde à la télé officier grands et petits chefs dans leur cuisine-laboratoire et, entre les deux, toute la famille se pâme en croquant un biscuit aux fibres, sans sucre ajouté, ni gluten, ni toute la litanie.
À table, certains chipotent, d'autres dévorent et puis refusent net viande ou dessert; d'autres encore parlent sans arrêt pour laisser les plats se vider et finalement rentrer chez eux dormir et dîner.
Une amie me rapporte des histoires à peine vraisemblables.
« J'ai récemment été invitée chez une connaissance qui a si peur que la nourriture reste après ses dîners et qu'elle soit tentée, une semaine durant, par le contenu de son frigidaire, que le nombre de ses portions de viande et de ses tartelettes correspond exactement à celui de ses convives. Comme ce soir-là, elle avait mal compté et que je m'étais retrouvée sans pâtisserie, elle ne s'est pas excusée, mais m'a chuchoté : quelle chance, tu as perdu des calories ! Et j'ai pensé qu'avec l'extension de cette manière de raisonner, on allait bientôt devoir remercier pour une invitation à dîner sans dessert (car, son nom l'indique bien, il nous dessert beaucoup, avec toutes ses crèmes grossissantes), puis sans hors-d'œuvre (hors de là les mignons amuse-gueules... pour d'autres que nous !), puis sans plat principal (autrefois, on l'appelait de résistance et on y succombait immédiatement), puis sans dîner du tout.
Une autre hôtesse se bat pour glisser dans une assiette seulement un minuscule morceau du plat qu'elle a passé la journée à confectionner, faire mijoter, refroidir, réchauffer, décorer. Ce n'est plus la joute spirituelle, la guerre amoureuse ou pour la plus belle toilette, mais pour une mince tranche de dinde ou de poulet (et s'il vous plaît sans sauce, ni garniture, ni peau, ni...) qui sauverait l'honneur de celle qu'on appelait, il n'y a pas si longtemps, "un vrai cordon-bleu". Son plat inentamé ! Comment aurait-elle survécu à une telle débâcle ! C'est que chaque convive apporte avec lui son présent et son excuse et le résultat est qu'il n'y a plus d'invitation du tout : la table croule sous les confiseries offertes et entremets préparés et chacun se récuse au moment où son tour vient de jouer son rôle d'invité. »
Que n'y a-t-il une mère Teresa pour ramasser dans un grand sac tous ces mets qui pèsent tant sur des estomacs noués par les diktats du biopouvoir et qui iraient simplement nourrir de pauvres ventres affamés !

Ce salut est une vérité élémentaire que nous oublions quelquefois à force de lier notre sort aux grands idéaux, seuls dignes, croyons-nous, de notre station debout et de notre définition d'« être des lointains ». Mais, enfin, il y a un moment et, en principe trois fois par jour, où même le plus grand esprit doit baisser la tête, aussi sublimes que soient ses cogitations, sur une...

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