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Moyen Orient et Monde - La saga de l’été

#11 Anouar el-Sadate, ni prophète ni pharaon

Premier dirigeant arabe à se rendre en visite officielle en Israël, le successeur de Nasser va ouvrir un nouveau chapitre de l'histoire du Proche-Orient.

Le président égyptien Anouar el-Sadate salue alors qu’il s’apprête à quitter le territoire israëlien à l’aéroport Ben Gourion, le 20 Novembre 1977 à Tel-Aviv. La visite d'Anouar el-Sadate en Israël conduira quinze mois plus tard à la signature du premier traité de paix entre Israël et un pays arabe.

Il aura suffi d'une seule journée. Une seule journée pour le faire passer du statut de successeur du plus grand dirigeant arabe du XXe siècle à celui de nouveau pharaon plus que jamais prophète en son pays. Une seule journée pour faire de ce fils de fellah (paysan) égyptien l'homme le plus détesté du monde arabe, et le meilleur espoir de parvenir à la paix au Proche-Orient aux yeux des Occidentaux.

En ce samedi 19 novembre 1977, le président égyptien Anouar el-Sadate s'apprête à provoquer un séisme politique, d'amplitude régionale. Malgré les critiques acerbes de la plupart des autres pays arabes, Sadate refuse de faire marche arrière. Le raïs est convaincu de l'importance de son initiative, impensable il y a encore quelques années : le chef de la première puissance arabe s'apprête à poser le pied en Israël, avec un rameau d'olivier à la main.

Le moment est historique. Et semble complètement transcender celui qui est alors présenté comme « l'hôte le plus précieux qu'Israël ait jamais accueilli ». Sadate est ivre de l'histoire qu'il est en train d'écrire. Il restera dans cet état tout au long de sa visite sur la terre trois fois sainte, entamée par un « shalom » adressé à Menahem Begin et conclue par un échange de blagues et de cadeaux avec celle qu'il surnommait « the Old Lady », Golda Meïr. Entre-temps : une prière à la mosquée al-Aqsa à Jérusalem et un discours défendant le droit des Palestiniens devant la Knesset.

Des milliers d'Égyptiens accueillent le raïs avec joie à son retour au pays. Celui qui se rêvait en acteur de cinéma vient de jouer le plus grand rôle de sa carrière. En une seule journée, Sadate est devenu un véritable chef d'État. Mais la réalité est plus nuancée : il n'a obtenu aucune concession de la part de Begin et rentre ainsi bredouille au Caire. « Il y avait quelque chose de pathétique dans la séance extraordinaire qu'a tenue dimanche la Knesset pour écouter le chef de l'État égyptien. Debout à la tribune sous un portrait de Theodore Herzl, le fondateur du mouvement sioniste, le président égyptien, transpirant abondamment, le visage grave et tendu malgré un tranquillisant que l'on venait de lui administrer, plaida durant cinquante-cinq minutes en faveur d'une "paix dans la justice" », commente alors le correspondant du Monde, Éric Rouleau. Mais le Premier ministre israélien restera impassible face à cette plaidoirie. « Non, monsieur! Nous n'avons pris aucune terre étrangère. Nous sommes revenus dans notre patrie », répondra-t-il sèchement à son interlocuteur.

Paix séparée
La visite a eu lieu, et c'est bien là l'essentiel. C'est qu'il en fallait de l'audace pour entreprendre un tel voyage chez l'ennemi juré, alors que son prédécesseur, adulé dans tout le monde arabe, avait promis d'en finir avec l'État hébreu. Mais de l'audace, Sadate n'en a jamais manqué. Rusé comme un renard, celui qui sera considéré à tort comme un visionnaire ou comme « le champion de la paix » a surtout compris qu'il fallait sortir l'Égypte de cette situation de « ni guerre ni paix ». Quitte à bousculer ses propres soutiens, à s'arranger avec l'héritage nassérien, ou à provoquer la colère et la haine des peuples arabes.

Sadate a brisé le tabou. Mais il reste très flou sur ses intentions futures. À quelle condition est-il prêt à conclure la paix avec Israël ? s'interrogent ses supporters comme ses détracteurs ? Le sait-il lui-même vraiment, alors que Begin est doucement en train de l'emmener dans le piège d'une paix séparée, que les officiels égyptiens estiment pourtant inimaginable ?

Celui qui estime que le conflit avec Israël est à 80 % de nature psychologique continue de jouer le jeu de la paix, malgré la fermeté israélienne. En septembre 1978, il se rend à Camp David, sous l'initiative du président Jimmy Carter, avec l'espoir que les Américains arracheront à Begin la promesse d'un désengagement des territoires occupés. Mais rien n'y fait. Les Israéliens ne cèdent pas d'un pouce et les commentateurs sont très sceptiques sur les chances de succès. Carter tient absolument à son accord et fait le forcing durant la nuit du 16 septembre 1978. Le lendemain, le chef de la Maison-Blanche annonce un accord intervenu in extremis à Camp David. Le roi Hussein de Jordanie hésite à emboîter le pas, malgré les pressions américaines. Mais le reste du monde arabe est partagé entre perplexité et condamnation, et plusieurs États de la région décideront de rompre leurs relations avec l'Égypte. Et pour cause : Sadate a fait de grandes concessions pour parvenir à un accord, puisque le texte final ne fait pas mention d'un retrait total des forces israéliennes de Cisjordanie et de Gaza, comme réclamé au départ par l'Égypte. « Begin a tout gagné et Sadate a tout perdu », réagit l'OLP, désabusée par ce qu'elle considère être un acte de trahison.

« Le retour de la paix m'emplit d'une grande joie », déclare quant à lui le président égyptien, qui obtiendra le prix Nobel de la paix avec Begin à peine un mois plus tard. « Sadate a obtenu le maximum de ce qu'il pouvait espérer », estime l'homme de la rue, au Caire. Son ministre des Affaires étrangères, Mohammad Kamel, démissionne pourtant dans la foulée. L'expression est tabou mais personne n'est dupe : le « pharaon » vient de signer une paix séparée avec l'État hébreu. Dynamitant ainsi la supposée « unité arabe » contre Israël. Et associant à jamais son nom à l'image d'un « traître », aux yeux de nombreux Arabes.

Dans l'ombre de Nasser
Rien ne destinait pourtant ce fils d'une famille pauvre, au teint olivâtre – sa mère était soudanaise –, né le 25 décembre 1918 dans le petit village de Mit Aboul-Kom, à devenir un personnage honni par les uns et encensé par les autres. Sadate n'a pas grand-chose de fascinant. Il n'a ni le charisme de Nasser ni la folle énergie de Arafat. Ni la personnalité loufoque de Kadhafi ni l'intelligence machiavélique de Hafez el-Assad. Le raïs est une personnalité grise, trouble, ambiguë, aux idées parfois contradictoires. Mais c'est aussi un remarquable opportuniste, un excellent tacticien à défaut d'être un grand stratège, qui a su se montrer téméraire dans les moments les plus importants de sa vie.

À défaut de pouvoir embrasser une carrière de comédien, Sadate s'engage dès son plus jeune âge dans les rangs de l'armée, au sein de laquelle il rencontre les futurs « Officiers libres », dont Nasser en 1938, qui mettront à bas la monarchie du roi Farouk. Sadate est discret et rusé. Il prend goût à la politique et commence à militer secrètement en faveur de l'indépendance de l'Égypte. Durant la Seconde Guerre mondiale, il ne cache pas ses sympathies pour l'Allemagne nazie, pour laquelle il est accusé par les Anglais d'avoir travaillé en tant qu'espion. Il faut dire que la profession, qui requiert autant de ruse que de discrétion, correspond bien au profil du jeune officier qui entretient, dans le même temps, de très bonnes relations avec les Frères musulmans. Il reconnaîtra plus tard avoir une certaine admiration pour le cheikh Hassan el-Banna, le fondateur de la confrérie, qu'il a rencontré à plusieurs reprises dans les années 1940. Dans son film, Alexandrie, pourquoi, le célèbre réalisateur égyptien Youssef Chahine reproduira la scène devenue légendaire, au cours de laquelle le fondateur des Ikhwane reçoit deux jeunes officiers du roi Farouk qui préparaient le renversement de la monarchie. Deux jeunes officiers du nom de... Gamal Abdel Nasser et Anouar el-Sadate.

C'est dans l'ombre du premier que le second va monter en puissance tout au long des années 1950 et 1960. Tout à tour journaliste, responsable de la propagande, puis premier secrétaire de l'Union socialiste arabe, président de l'Assemblée nationale après la révolution de 1952 et la prise de pouvoir de Nasser en 1954. Et enfin vice-président en 1970, ce qui lui permet d'assurer l'intérim à la mort du rais.

Commence alors une nouvelle mission pour Sadate. Malgré sa désignation au poste de vice-président, il ne fait pas figure d'héritier naturel aux yeux des nassériens, qui ne cachent pas leur mépris à son égard.
Sadate n'est pas un idéologue, pas non plus un personnage d'une grande envergure, et doit très vite batailler pour s'imposer comme le symbole de la continuité. Pour ce faire, il fait arrêter les chefs de l'armée et des forces spéciales, qui lui disputent le pouvoir, en interceptant une de leurs conversations où ils complotent contre lui. Sadate a gagné la partie. Mas il lui reste à combattre une ombre envahissante, celle de son prédécesseur, qui risque de limiter ses choix politiques s'il ne parvient pas à s'en débarrasser. Il ne peut pas détruire l'œuvre de Nasser, comme le faisaient jadis les nouveaux pharaons de l'héritage de leur prédécesseur à leur arrivée au pouvoir, mais il peut construire par-dessus. En donnant l'illusion de la continuité.

« C'est la guerre au Moyen-Orient »
L'entreprise de « dénassérisation » commence alors. Tout en se revendiquant de l'héritage nassérien, du moins du Nasser de l'après humiliation de 1967 qui avait donné sa caution à une solution pacifique. La gauche, qui réclame une revanche contre Israël, est affaiblie, autant que faire se peut. Les islamistes, avec lesquels Sadate joue avec le feu, sont renforcés, dans les universités comme dans les rues, partout où l'État se désinvestit. Sadate a besoin d'allié et il est prêt pour cela à libérer les Ikhwane, pourtant en guerre ouverte contre leur ancien allié depuis le début des années 1950. Les principes de la charia sont introduits dans la Constitution égyptienne. Il confiera plus tard, au moment de la chute du chah d'Iran, que celui-ci « avait perdu la partie parce qu'il s'en était pris aux religieux ». À la fois conservateur et moderne, il veut faire de l'Égypte le « pays de la science et de la foi ».

« L'ère des limitations des libertés est terminée », clament les partisans du pharaon. L'ère du socialisme aussi. Un an après avoir conclu un traité d'amitié et de coopération avec l'URSS, il chasse les conseillers soviétiques et drague ouvertement les Américains. Quelques années plus tard, il lance la politique de l'infitah (ouverture), un tournant libéral qui va permettre à une caste de s'enrichir sans pour autant réussir à sortir le pays de la pauvreté. Et qui va poser les germes de la future alliance entre Washington et Le Caire.

Sur le plan régional, Sadate veut faire la paix avec Israël. Mais il veut une paix qui impliquerait un désengagement israélien du Sinaï, et les nassériens le poussent à faire la guerre. Il la fera en octobre 1973, le jour de Yom Kippour, suivant ainsi l'adage de François Ier : qui veut la paix prépare la guerre. Le 6 octobre, les Égyptiens franchissent le canal de Suez. Les Israéliens, qui pourtant s'étaient placés la veille en état d'alerte après avoir constaté le mouvement des troupes égyptiennes, sont pris de court. Le ministre israélien des Affaires étrangères, Abba Eban, compare la situation à un « second Pearl Harbour ». Le secrétaire d'État US Henry Kissinger se voit obligé de réveiller le président Richard Nixon au téléphone, avec les mots suivants : « C'est la guerre au Moyen-Orient ! »

« C'est un imbécile, un clown, un bouffon », aurait confié Henry Kissinger à Golda Meïr à l'arrivée au pouvoir d'Anouar el-Sadate. En ce mois d'octobre 73, ils se voient tous deux obligés de réviser leur jugement. Malgré une reprise en main de l'armée israélienne, Sadate réussi son coup, là où Nasser avait complètement échoué. Sa petite victoire lui permet d'obtenir un face-à-face avec Kissinger. Et d'engager des négociations de paix qui aboutiront, quelques années plus tard, à sa visite à Jérusalem.

« Aucun homme ne pouvait survivre à une telle initiative »
Cette main tendue à l'ennemi lui vaut de nombreuses contestations sur la scène locale. D'autant plus après les accords de Camp David. Face à la montée de l'opposition, Sadate renoue avec les pratiques répressives de son prédécesseur. En septembre 1981, il fait arrêter tous ses opposants, les islamistes comme les coptes, l'extrême gauche comme l'extrême droite. Le président comprend alors qu'il ne peut plus contrôler les islamistes. Mais il est déjà trop tard...

Le 6 octobre 1981, Sadate est assassiné alors qu'il assiste à un défilé militaire pour la célébration de la guerre du Sinaï. Il meurt sous les balles de ses propres soldats en les écoutant crier « À mort le pharaon ! » On apprendra plus tard que le commanditaire de l'attentat, Khaled Islambouli, appartenait au Jihad islamique.
Malgré l'insistance de sa seconde femme, Jihane, une Égyptienne aux cheveux clairs à qui il vouait une véritable passion, Sadate avait, ce jour-là, refusé de porter son gilet pare-balles, qu'il ne quittait pourtant quasiment plus jamais.

Explosion de joie dans le monde arabe. « C'est Camp David qui l'a tué », déclarent ses plus grands détracteurs. « Le peuple égyptien n'a pas pardonné à son président », abonde Arafat. « Nous mettons quiconque au défi d'essayer d'aller prier à Jérusalem sous le drapeau israélien. La mort le sanctionnera », surenchérit le leader libyen Mouammar Kadhafi. « Aucun homme ne pouvait survivre à une telle initiative », écrit alors le rédacteur en chef de L'Orient-Le-Jour, Issa Goraïeb, a propos de la volonté du raïs de conclure la paix avec Israël.

Adoré par les Occidentaux, détesté par les Arabes qui l'accusaient d'être une simple marionnette, Anouar el-Sadate n'aura jamais réussi à égaler l'aura de Nasser aux yeux des Égyptiens. Il n'aura jamais réussi à être tout à fait prophète ou tout à fait pharaon. Mais alors que le panarabisme de Nasser est aujourd'hui mort et enterré, l'héritage politique de Sadate est précieusement conservé par toutes les parties.

 

Ils ont été parfois adulés, parfois controversés. Mais ils n'ont jamais laissé personne indifférent. Ils ont écrit, et littéralement façonné la destinée de leur pays ou de leur région. À l'époque, en ce XXe siècle, le Proche-Orient a vécu des chamboulements majeurs : chutes d'empires, guerres d'indépendance, création d'États, révolutions, etc. Or, derrière ces événements, il y a des hommes qui ont marqué l'histoire. «L'Orient-Le Jour» en a choisi quinze. Leur(s) histoire(s), leur saga feront l'objet de portraits, à raison de cinq par semaine, pendant 3 semaines. Bonne lecture.

 

Les précédents épisodes de notre saga de l'été

#10 Hafez el-Assad, le saigneur en ses États...

#9 Mouammar Kadhafi, génie malfaisant ou pitre pathétique ?

#8 Docteur Yasser et Mister Arafat

#7 Fayçal, le roi qui sort l’Arabie du Moyen Âge

#6 Nasser, voix et porte-voix des Arabes

#5 Hussein de Jordanie, un « petit roi » à la (grande) manœuvre

#4 David Ben Gourion, le visage du malheur arabe

#3 Reza Pahlavi, dernier empereur de Perse

#2 Abdelaziz ibn Saoud, le roi qui a unifié le désert

#1 Nouri Saïd, le défenseur haï du royaume hachémite d’Irak

Il aura suffi d'une seule journée. Une seule journée pour le faire passer du statut de successeur du plus grand dirigeant arabe du XXe siècle à celui de nouveau pharaon plus que jamais prophète en son pays. Une seule journée pour faire de ce fils de fellah (paysan) égyptien l'homme le plus détesté du monde arabe, et le meilleur espoir de parvenir à la paix au Proche-Orient aux yeux des...

commentaires (4)

LE SEULE QUI AVAIT TOUT COMPRIS !! DOMMAGE il est venu un peu trop tot

Bery tus

19 h 48, le 05 septembre 2017

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Commentaires (4)

  • LE SEULE QUI AVAIT TOUT COMPRIS !! DOMMAGE il est venu un peu trop tot

    Bery tus

    19 h 48, le 05 septembre 2017

  • Il en faudrait d'autres comme lui, même chez nous au Liban ! Il a eu le courage de faire ce que personne d'autre n'a osé faire, nous ne l'oublierons jamais ! Mais, en ce moment, ce sont les moutons-suiveurs-bêleurs qui croient mener le bal...en bêlant très, très fort... L'avenir nous dira qui avait raison ?! Irène Saïd

    Irene Said

    15 h 02, le 05 septembre 2017

  • CELUI-LA A BIEN CHANGE L,HISTOIRE DANS LA REGION !

    LA LIBRE EXPRESSION

    13 h 25, le 05 septembre 2017

  • Son coup d'éclat fut un fiasco total . Il n'a rien obtenu ni pour son pays ni pour les arabes . IL AURAIT MIEUX FAIT DE RÉSISTER, LES RÉSULTATS AURAIENT ÉTÉ AUTRES, COMME CEUX QU'ON VOIT DE LA PART DU HEZB LIBANAIS RÉSISTANT.

    FRIK-A-FRAK

    12 h 27, le 05 septembre 2017

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