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Liban - La vie, mode d’emploi

79 – Le salut par les séries

Elle est bien lointaine l'époque où les feuilletons télévisés se consommaient avec autant de modération que de délectation, c'est-à-dire au rythme incontournable d'un épisode hebdomadaire. L'ouragan des séries, secondé par l'invention du support numérique, a emporté cette manière douce de désirer et d'être comblé. Il n'a laissé derrière lui que les effets de ses ravages, c'est-à-dire la rage où l'on mord frénétiquement autant que l'on est mordu.

Pour ma part, m'étant jusqu'à présent tenue à l'abri de cette épidémie, je suis incapable d'en parler autrement que par ouï-dire. Mais même pour un regard extérieur comme le mien, il est possible de constater deux bienfaits, proprement révolutionnaires, dont nos sociétés sont redevables aux séries : la chute de la barrière de classes et la fin d'une certaine honte liée à des plaisirs jugés par soi coupables.

Pour certifier le premier, il suffit d'écouter les spécialistes qui sont unanimes à affirmer qu'à la frontière des séries s'arrête la dénonciation intellectuelle du monde médiatique inspirée par les Debord et compagnie. La série a donc réussi le prodige de réconcilier l'intelligentsia avec le petit écran. Du concierge à l'académicien, tout le monde à présent se vautre devant sa lanterne magique. Tout le monde s'échange le pain bénit du dernier épisode reçu d'un pilote ami qui vient de rentrer d'un voyage à New York. Et même sans sous-titres, on se jette, pour la dévorer, sur cette manne, nouvelle variante de la Queste du Graal parlant yankee. Tout le monde se répète telle ou telle réplique du héros. On croirait du Shakespeare. Tout le monde communie à cette messe quelquefois plus longue que celle célébrée dans les églises byzantines.

Mais, attention ! L'intellectuel ne communie jamais comme tout le monde, car il a un savoir durement acquis dont il ne se défait jamais. Il communie en ayant à l'esprit les analyses de l'École de Chicago pour les séries à caractère sociologique, la différence todorovienne entre le merveilleux et le fantastique, pour les séries du genre Fantasy et Le Prince de Machiavel, pour les séries pénétrant dans le dédale des complots politico-historiques, les théories freudienne et lacanienne, pour les séries à complications psychologiques, etc.
C'est grâce à ces « grilles de lecture » qu'il s'est libéré de la honte des soirées passées devant son téléviseur et peut désormais s'entretenir de ses séries avec ses collègues, lors des repas, dans les très sérieuses rencontres scientifiques. On déduit par là, aisément, qu'il transporte ses séries partout avec lui, dans ses valises, sa tête et son cœur. Et si pour le voyageur d'autrefois tous les chemins menaient à Rome, on sait que pour l'amoureux, toutes les conversations le ramènent à la bien-aimée ; aussi, à peine entame-t-il un discours que le voilà évoquant sa série préférée : allusivement d'abord, puis plus ouvertement, pour finalement, enhardi par l'intérêt général, en disserter dans le menu, comme s'il s'agissait du monologue de Hamlet et de son dilemme existentiel.

Mais les choses ne se déroulent pas toujours d'une manière aussi irénique. Il n'est pas, en effet, exclu que notre passionné soit interrompu, dès les premiers mots, par l'adepte d'une autre série culte que la sienne, avec pour résultat infaillible la conversion de celui-ci en frère ennemi. Il n'est pas rare alors d'assister, dans ces disputes entre dévots, à des joutes verbales où toutes sortes de procédés apologétiques sont ressuscités. On peut même supposer que, parmi les esprits sceptiques témoins de ces disputes, certains n'attendent qu'une nouvelle version du pari pascalien pour se laisser embarquer et pour opter soit pour le paganisme flamboyant de Games of Thrones soit pour le christianisme d'une Europe policée et sanguinaire, celle des Tudors.

Regardez-les ces enragés, le lendemain d'une nuit de débauche feuilletonnesque ! Ils sont dans un état si pitoyable qu'on n'a vraiment pas le cœur de leur conseiller la dure discipline de l'auteur des pensées, mais seulement celui de leur rappeler son exhortation : Guérissez des passions qui vous tiennent enchaînés, tel est le vrai commencement de votre salut.

 

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