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Liban - La vie, mode d’emploi

79 - Le salut par l’indifférence

On a raison de l'appeler sainte, car elle sauve des désagréments multiples de l'existence. Indifférence par rapport à autrui, bien sûr, et c'est la règle du sauve-qui-peut, mais surtout par rapport à son moi, de sorte que tout ce que sent, ressent et pressent ce moi ne me concerne ni de près ni de loin, pour reprendre une expression prisée par mes compatriotes libanais. Je suis un soi au-dessus de telles contingences. Certains estimeront qu'il s'agit là d'un salut assez compliqué et donc philosophique. Ils n'auront pas tout à fait tort. Il est de nature stoïcienne et risque, pour sa superbe supposée, d'être décrié, très injustement. Car une petite paysanne, il est vrai pas comme les autres, puisqu'elle se nomme Jeanne d'Arc, et pas n'importe où, puisque évoluant dans une pièce de théâtre où l'on parle toujours pour un public et quelquefois pour la postérité, mais, enfin, une paysanne a enseigné à son roi une leçon d'égale indifférence : « Oui, j'ai peur et qu'est-ce que cela fait et en quoi cela regarde celui qui me regarde et me menace ? » À cette parole pleine de bon sens j'ajoute celle-ci plus sage encore : en quoi cela me regarde? Que ma peur continue à s'occuper d'elle-même, persévérer dans l'être (pour se donner des airs spinozistes), je ne m'occupe, pour ma part, que de ce qui me semble digne d'intérêt. Qu'elle boude, et je me trouve aise de la voir ainsi se tenir dans son coin ! Qu'elle trépigne comme une enfant fâchée d'être négligée, et je l'informe, avec une absolue impassibilité, que je ne remuerai pas le petit doigt pour la calmer, la contenter, et qu'elle se fatiguera avant moi ! Je vaque, alors, à mes occupations sans plus accorder la moindre attention à cette chose qui prétend avoir des liens de parenté avec moi, même habiter sous mon toit, même s'appeler « ma » peur. Elle peut, si cela lui chante, et même l'enchante, ameuter les loups tapis, paraît-il, depuis nos refoulements balbutiant au fond de nos cavernes préhistoriques et appeler à la rescousse toutes sortes de psychologies bavardes ou silencieuses, je ne suis pas près de seulement lui prêter une oreille distraite. Mes distractions, on ne me les impose pas. Je suis plongé dans ma méditation sur la vacuité du monde ou tout à l'achèvement de mes devoirs, ces travaux que j'abats l'un après l'autre, sans états d'âme, comme un boucher ses bêtes.
Un jour, j'écrirai un traité sur la sérénité à l'intention des agités et même de ce qui prétend être ma peur. J'espère qu'elle le lira derrière mon épaule pendant ma rédaction. Enragera-t-elle de ce qu'elle apprendra et profitera-t-elle de sa position pour me poignarder dans le dos ? Ma longue indifférence m'a permis d'envisager cette éventualité comme un incident étranger à mon être profond et véritable, et qui, malgré quelques incommodités indéniables (les taches de sang sur le tapis, mon devoir d'humanité interrompu, mon départ précipité sans avoir réglé ma facture de téléphone), ne saurait altérer, un tant soit peu, ma parfaite équanimité.
Ainsi discourt le nouveau Dr Jekyll, philosophe et théologien, devant un parterre choisi, pendant que son très ancien Mr Hyde a choisi, lui, ses viscères, pour les tordre et lui rappeler leur intimité et ses droits de coauteur.

On a raison de l'appeler sainte, car elle sauve des désagréments multiples de l'existence. Indifférence par rapport à autrui, bien sûr, et c'est la règle du sauve-qui-peut, mais surtout par rapport à son moi, de sorte que tout ce que sent, ressent et pressent ce moi ne me concerne ni de près ni de loin, pour reprendre une expression prisée par mes compatriotes libanais. Je suis un soi...

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