Un symbole est tombé. Mercredi soir, un communiqué de l'armée irakienne annonçait que l'État islamique avait fait exploser la mosquée al-Nouri, à Mossoul. Le lieu même où Abou Bakr al-Baghdadi avait proclamé son califat, le 4 juillet 2014. Hissé en haut de son minbar, vêtu entièrement de noir, l'actuel chef de l'organisation État islamique avait fait le tour des réseaux dès le lendemain de son prêche, filmé et diffusé par le groupe. Cette vidéo marque le préambule d'une propagande à la pointe des enjeux modernes, inédite par l'esthétisme de son image et par sa compréhension des réseaux. Oui, un emblème est tombé, mais le monstre médiatique qui en a émergé est toujours bien sur pied.
Malgré le recul des jihadistes sur les territoires irako-syriens, l'espace numérique reste largement investi. Ce dernier alimente désormais plus que jamais des attaques répétées en dehors des traditionnels théâtres d'opérations. Pour Myriam Benraad, maître de conférences en sciences politiques à l'Université de Limerick et auteure du livre L'État islamique pris aux mots, l'organisation terroriste est devenue une idée qui se répand désormais largement au-delà de ses cercles militants. « Le discours de l'EI a tellement imprégné les consciences que n'importe quel individu peut aujourd'hui décider de passer à l'acte », affirme-t-elle dans un entretien à L'Orient-Le Jour. Depuis le début de l'année, au moins vingt pays ont été touchés par des attaques inspirées de cette idéologie radicale, diffusée tous azimuts sur internet. Mossoul peut tomber : les assaillants n'ont désormais plus besoin de contact direct avec l'organisation structurelle. Son discours se trouve sur tous les réseaux, nourri quotidiennement par les militants et les sympathisants du groupe, depuis plus de trois ans.
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Propagande institutionnelle
La marque de fabrique de l'EI apparaît en 2014. Alors que les Américains ne sont pas encore engagés en Syrie, les vidéos de décapitations d'otages occidentaux choquent l'opinion et interpellent les chercheurs. Des vidéos alliant hyperviolence, esthétisme et professionnalisme se répandent sur la Toile pour appuyer un discours totalitaire. L'EI est alors en pleine expansion. Ses combattants viennent de conquérir ses deux grands bastions, Raqqa en janvier et Mossoul en juin. La majorité de sa communication tend à divulguer tous les pans de sa structure politique. Institutions, écoles, centres médiatiques, système monétaire... À cette époque, l'EI souhaite montrer au monde qu'il n'a pas d'étatique que son nom.
Principal point de discorde avec el-Qaëda, cette vitrine politique abreuve à cette époque la grande majorité des productions institutionnelles du groupe. Alors que le groupe d'al-Zawahiri considère le califat comme l'aboutissement du jihad global, l'EI permute le processus à suivre. Près de 50 % des vidéos officielles sont ainsi consacrées à l'administration du territoire contrôlé. Dans des productions de plus de 30 minutes, l'EI explique ainsi le fonctionnement de l'aumône légale, de la convertibilité en or de sa monnaie ou encore de la gestion des minorités sur ses territoires. De nombreuses scènes de vie quotidienne viennent entrecouper ces explications politiques. En images, des jihadistes plein sourire savourent un thé.
D'autres s'essayent à la pêche dans des paysages remarquables. D'autres, encore, emmènent leurs enfants se distraire au sein d'un parc de jeux. L'organisation présente la vie sous son joug comme un véritable havre de paix, bien loin des réalités belliqueuses que la guerre engrène. Sa propagande tend alors progressivement à séduire une partie de la population locale, perméable à son discours d'apparente justice, d'équité et de stabilité, qu'elle ne retrouve plus depuis une dizaine d'années sur son territoire national. Pour Myriam Benraad, « tant qu'il n'y aura pas de réformes sociales dans le monde arabe, on ne sortira jamais du problème jihadiste ».
Rien n'est laissé au hasard. Les productions sont, à cette époque, les fruits d'un système vertical qui produit autant sur le plan émotionnel que rationnel. Elles permettent de s'adresser à chaque couche de la société, aussi bien moyen-orientale qu'occidentale. Les vidéos répondent alors à un public de masse, avide d'images modernes, alors que ses magazines et bulletins radiophoniques s'adressent davantage à un public arabophone, souvent élitiste.
Ses productions audiovisuelles sont ainsi travaillées selon les codes cinématographiques occidentaux. À la recherche d'une audience globalisée, leurs contenus sont régulièrement multilingues. Selon le Combating Terrorism Center de l'Académie militaire des États-Unis, le nombre de vidéos produites à cette époque pouvait culminer jusqu'à 761 productions par mois. Rapidement, le groupe étend son emprise sur les ondes. En 2015, il annonce la création de sa radio al-Bayan. Ses programmes se veulent davantage intellectuels. On y trouve des récitations du Coran, des conférences, des chants religieux et même des cours de langue. L'écrit n'est pas pour autant abandonné par l'EI. Le magazine hebdomadaire arabophone al-Nabal' apparaît comme une référence. Soixante-dix-sept numéros ont été publiés à ce jour. Ses pages font défiler des nécrologies, des communiqués sur le terrain militaire, des interviews de combattants ou encore des menaces contre les pays extérieurs.
À cette période, la propagande apparaît indéniablement politique. Mais l'EI n'en oublie pas pour autant son caractère religieux. Les références à l'islam apparaissent récurrentes dans toute la communication du groupe. L'absence de contre-récit tend déjà à voler certains concepts à la communauté musulmane : dans l'imaginaire collectif, le jihad est devenu synonyme de jihadisme, le salafisme celui de terrorisme et le martyre celui de kamikaze.
Chaque espace numérique est alors propice pour répandre les multiples discours proposés par l'organisation radicale. De Twitter aux sites d'hébergement comme Archive en passant par des messageries cryptées telles que WhatsApp ou Telegram, la communication de l'EI se veut ultramoderne sinon le « produit même de l'hypermodernité », admet la chercheuse française interrogée à ce sujet. L'organisation étend son empire médiatique sur tous les réseaux, via tous les formats.
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Pertes logistiques
Lorsque, au début de l'année 2015, le territoire contrôlé par l'EI rétrécit comme peau de chagrin, la propagande de l'EI se concentre sur une communication plus offensive. Les batailles en cours sont couvertes avec parcimonie par des communiqués réguliers. Tout y est exposé, sinon les échecs du groupe. Progressivement, des difficultés sur le terrain numérique viennent s'ajouter à celles connues sur la zone militaire. En perdant des territoires comme Kobané (Syrie) en janvier, Tikrit (Irak) en mars, Manbij (Syrie) en août ou encore Sinjar (Irak) en novembre, l'EI perd autant de lieux de tournage, de centres médiatiques, voire d'activistes chargés de la communication du groupe. En parallèle, les réseaux sociaux prennent de plus en plus à bras-le-corps la lutte contre le terrorisme sur internet et multiplient les suspensions de comptes ou de contenus pourvoyant le terrorisme islamiste.
L'année 2016 marque l'apogée des difficultés connues. Lorsque l'EI annonce en août la mort de son porte-parole Mohammad el-Adnani, toute une partie de sa propagande tombe avec lui. C'est par sa voix que l'EI avait annoncé son appellation actuelle, le 29 juin 2014. Par sa voix encore qu'il avait appelé aux meurtres d'« infidèles » sur les territoires extérieurs. Par sa voix toujours que les instructions de l'organisation venaient nourrir la manière d'opérer des assaillants. Son décès marque une année d'intense recul du groupe.
Ses adversaires s'en félicitent. Le groupe n'apparaît plus comme invincible et ne semble plus avoir autant d'échos qu'au moment de son apogée, en 2014. En chute libre, ses productions restantes se concentrent alors sur une violence extrême. Au cours de l'année 2016, le groupe repousse toutes les limites de la barbarie. Dans une vidéo publiée le jour de la fête de l'Adha, l'EI met en scène une douzaine de prisonniers au sein d'un abattoir. Suspendus à des crocs de bouchers, les hommes vêtus de leur traditionnelle tenue orange sont égorgés par les jihadistes, à l'instar des moutons traditionnellement sacrifiés dans la religion musulmane. Le vice touche à son paroxysme lorsque l'EI choisit de diffuser, en arrière-plan de la scène, des images tirées du film Mission impossible. Peu de médias couvriront pourtant l'événement. Pour Myriam Benraad, cette stratégie ne fonctionne plus du fait d'une « banalisation de l'horreur » en Occident. L'opinion s'est habituée à la violence de l'organisation et les médias réduisent considérablement leur couverture du phénomène propagandiste.
(Lire aussi : Amaq : fausse agence de presse, vrai instrument de propagande de l'EI)
Défi mondial
Si la cruauté du groupe n'a plus les mêmes retombées sur le public occidental, la propagande du groupe n'en est pas moins audible au sein des publics partisans. Les membres et les sympathisants restent eux attentifs et réceptifs à ce que l'organisation continue de diffuser. Les réseaux deviennent une base de données suffisante pour nourrir les actions criminelles du jihadisme, qui se multiplient à travers le monde.
Quoique l'année 2015 marque ainsi un recul des combattants de l'EI sur les lignes de front, elle apparaît en parallèle comme l'une des plus meurtrières pour les pays extérieurs. Dans un rapport publié par le Centre d'analyse du terrorisme, les chiffres recensés des attentats sur la période 2015-2016 font état de 336 morts en Occident, contre 8 sur la période 2013-2014. « Il n'y a plus besoin d'avoir un contact avec un combattant en Syrie ou en Irak pour agir, les instructions sont sur internet », admet Myriam Benraad. Elle ajoute que tous les attentats ou projets d'attentat ont toujours eu un lien avec la propagande en ligne. Si elle n'est pas suffisante, elle reste ainsi déterminante.
Le monde fait désormais face à un défi de taille. Alors que l'EI est acculé sur ses traditionnels territoires d'action, on se demande aujourd'hui si un succès militaire sur le groupe suffira à faire taire ses militants au-delà des frontières. Au vu de ces derniers mois, il semble indéniable d'affirmer que de venir à bout de l'organisation n'annihilera pas son idéologie, désormais répandue au niveau mondial.
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Toujours pense que le support idéologique, prétendument religieux , de l'EI était plus à craindre que l'occupation de territoires, même considérables. On prendra à l'EI ses territoires géographiques.par la guerre...mais cela ne vaincra pas son "idéologie câlin hale religieuse"... Infusée dans de nombreux cerveaux...emm de pseudo intellectuels. Il est temps de commencer la guerre idéologique sérieuse, sur tous les médias, dont la toile... Et cette guerre ne pourra être faite que par des personnalités musulmanes de premier rang, appuyés su des textes et considérations d'interprétation crédible Toute critique de l'idéologie caliphale de l'EI, sera considérée comme "une nouvelle croisade ...contre laquelle...il est facile pou l'EI de mobiliser ses adeptes Mais qui aura ce courage intellectuel...pour devenir une cible comme Salmanazar Rushdi?
12 h 31, le 23 juin 2017