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Nos Lecteurs ont la Parole - Georges TYAN

J’ai écouté les larmes de son angoisse jaillir

Sympas, ces stations de radio qui pratiquement chaque soir en rentrant chez vous meublent votre solitude dans les embouteillages devenus à la longue anodins. Encore un peu à chaque carrefour ou bifurcation, vous vous laisseriez tenter par une pause-café, un petit narguilé, histoire de voir défiler devant votre capot la république toute entière.
Ce sont des rendez-vous à ne pas manquer, surtout quand il fait bon, les vitres ouvertes, vous êtes un peu chez le voisin qui souvent écoute la même fréquence que vous, ou encore la jolie conductrice d'en face à qui, aussi téméraire ou effronté que vous puissiez être, vous tentez de faire un brin de causette. Entre un coup d'œil à son miroir de courtoisie et un regard à son portable, elle vous rend un joli petit sourire, puis s'en va au gré du trafic.
Soudain la musique s'arrête, le bonhomme de la radio lance tout de go : vous croyez qu'il existe un avenir pour les jeunes au Liban ? Et les chers auditeurs de rappliquer illico presto. Bientôt, comme sur la route, il y a embouteillage sur les ondes, chacun y va de son histoire, de son commentaire plus ou moins acerbe à l'égard des prédateurs qui nous gouvernent (sic).
Quels débordements, invectives et quolibets frisant la limite de la bienséance se succèdent à un rythme effréné. Mes oreilles qui n'ont jamais fait vœu de chasteté en prennent un bon coup. Bien entendu, le monsieur de la radio intervient rapidement, pas modérateur ni modéré pour un sou le gars, au contraire, il attise le feu, encourageant de son gros rire sardonique les personnes qui appellent à y aller encore plus fort, mais, ajoute-t-il, dans les limites de la politesse.
Pittoresque ! C'est à voir, plutôt à écouter. Vous arriverez chez vous le cœur en berne, lessivé par le chagrin, mais paradoxalement le sourire aux lèvres. Vous rêvez d'une rue qui gronde, le soulèvement est imminent, les révolutionnaires des ondes passeront prochainement à l'action pour libérer le pays de la gangue des profiteurs (re-sic) qui, à coups de subterfuges cousus de fil blanc, accaparent à leur unique profit les ressources du pays et détruisent sa croissance.
Bien sûr, vous pouvez à tout instant changer de station, mais curieux comme je suis, j'aime souvent écouter mes concitoyens qui, tapis dans la confiance de l'anonymat, se laissent aller en toute quiétude à libérer le trop-plein de bile qu'ils ont accumulé à l'égard de ces personnes au pouvoir qui, d'après leurs dires, sont devenues inamovibles, sévissant de père en fils contre le peuple qui, un jour lointain, leur a fait confiance.
Dans ce genre de confession intime à haute voix, tout y passe, allant du plus simple au plus compliqué, la justice, la loi électorale, l'eau, l'électricité, les marchés, les adjudications suspectes, l'enrichissement illicite, pour enfin arriver à reprendre le sujet du moment, l'avenir d'une jeunesse qui se cherche, déboussolée, n'ayant d'autre recours que de faire le pied de grue devant les chancelleries étrangères pour se bâtir ailleurs un avenir.
Deux interventions ce soir-là m'ont interpellé. La première, celle d'un jeune homme qui raconte d'une voix meurtrie : «J'ai trente-six ans, depuis que je suis en âge de comprendre, je retiens que dans notre pays on court derrière l'électricité, l'eau et les pistons pour trouver un emploi. Je suis détenteur d'une maîtrise en sciences, je travaille comme commis au supermarché du coin. De quel avenir parle-t-on ? »
« Moi, intervient un autre, mon avenir a roulé sous les pneus d'un convoi de gros quatre-quatre noirs, des mastodontes aux vitres fumées, toutes sirènes dehors. Il a été chiffonné, massacré, déchiré, déchiqueté en morceaux sur les bords du trottoir où je me tenais pour traverser la rue, par les gardes du corps d'un arrogant personnage. Les injures dont ils m'ont abreuvé m'ont fait passer l'envie de rester dans ce pays. » « Je ne veux pas devenir un type important », conclut-il.
J'ai écouté les larmes de son angoisse jaillir.

Georges TYAN

Sympas, ces stations de radio qui pratiquement chaque soir en rentrant chez vous meublent votre solitude dans les embouteillages devenus à la longue anodins. Encore un peu à chaque carrefour ou bifurcation, vous vous laisseriez tenter par une pause-café, un petit narguilé, histoire de voir défiler devant votre capot la république toute entière.Ce sont des rendez-vous à ne pas manquer,...

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