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Culture - Le grand entretien du mois

Nabil Nahas : Je me ressource au Liban et m’exprime aux États-Unis

Sa peinture raconte et réinvente, par bribes et fulgurances, les liens cousus entre nature et géométrie, comme autant de
rêveries qui cavalent dans son imaginaire de sismographe des couleurs et des textures. Interview fleuve, vaste et chatoyante comme son œuvre.

Photo Farzad Owrang

Comment s'est produit votre premier contact avec l'art ?
Du plus loin que je me souvienne, l'art a toujours fait partie de mon environnement. Dans mon enfance, je baignais déjà dans ce monde, et dès lors, je me souviens avoir été marqué et impressionné par un magnifique nu de Mahmoud Saïd qui appartenait à mon oncle, l'architecte Antoine Nahas. Je devais avoir six ou sept ans. Avec ma famille, nous habitions le même immeuble que Mahmoud (au Caire) et je ne manquais jamais l'occasion de me rendre chez lui pour admirer les beaux seins couleur bronze qui peuplaient cette toile et qui, je dois l'avouer, m'avaient troublé et fasciné.

Est-ce cette toile qui a provoqué un déclic ?
En quelque sorte, oui... Mais c'est sans aucun doute ma découverte de l'œuvre d'Yvette Achkar, pionnière de l'art abstrait au Liban, qui fut la plus déterminante de mon parcours. Cela date de mes dix ans, en 1960, lorsque j'ai été confronté à son travail. Sa peinture tonique et vigoureuse, construite à partir d'une matière dense aux couleurs rutilantes, a été ma sorte d'initiation à la peinture contemporaine de ce temps.

En parlant du Caire, quel lien entretenez-vous aujourd'hui avec cette ville où vous avez grandi ?
J'y retourne de temps en temps. Le Caire est une ville très chargée, lourde de souvenirs personnels. Mais c'est surtout en Haute Égypte que je ressens un profond bien-être, un sentiment de plénitude. La vie semble suspendue sur les rives du Nil, qui agit comme une sorte de trait d'union ininterrompu pendant des millénaires... À chaque fois que j'y suis, je retrouve un paysage émouvant duquel se dégage une pérennité réconfortante.

Quel souvenir gardez-vous de votre déménagement aux États-Unis pour vos études à 19 ans, surtout que l'art abstrait américain vous avait toujours interpellé ?
Au départ, pour des raisons familiales, j'ai débarqué à La Nouvelle Orléans. Je me souviens d'un paysage étonnant, des gens charmants, avenants et surtout d'un campus (la Louisiana State University) assez magnifique. Malheureusement à l'époque, le fantôme de la guerre du Vietnam était comme une épée de Damoclès planant sur le sort de chacun des étudiants américains. C'était une période nuageuse, forte de ses menaces d'avenir qui nous encombraient d'une lourde angoisse. Cela dit, parallèlement, le musical Hair affolait le monde et électrisait le légendaire Broadway. Cette dichotomie frôlait l'absurde. Hair prenait part au courant qu'on avait baptisé l'antiguerre du Vietnam avec la révolution sexuelle, The Age of Aquarius, et, bien évidemment, cet inoubliable 20 juillet 1969 quand l'homme posait le pied sur la Lune, toutefois sans Milou ! En l'espace de quelques mois, une pléiade d'événements majeurs s'étaient greffés à mon quotidien et élargissaient donc mes horizons à une vitesse inespérée.

Ensuite, vous avez été l'un des pionniers du quartier de Tribeca...
Oui, car tout au long de cette période de La Nouvelle-Orléans, je me rendais souvent à New York. Je zyeutais cette ville. J'y crapahutais sans cesse et tentais d'apprivoiser cette mégalopole démesurée tant par ses proportions que par sa richesse culturelle et son énergie fourmillante. Pourtant, bien que fraîchement arrivé dans ce pays gigantesque, tout me donnait une illusion de familiarité. Je voulais à tout prix y vivre, je m'y projetais déjà. À l'issue de mes études à l'Université de Yale, j'ai rejoint New York en 1973. Je me suis installé dans un coupe-gorge qui, quelques années plus tard, a été baptisé Tribeca. J'ai sans doute été l'un des premiers à investir ce quartier désormais très convoité. Et depuis ce moment, je n'ai plus changé de fief et j'habite le même appartement !

Dans quelle mesure ce rêve américain, votre vie dans le quartier de Tribeca et vos relations dans le milieu de l'art ont-ils influencé votre œuvre ?
La suite de l'histoire a déboulé naturellement de fil en aiguille. Trois ans après mon arrivée à New York, je présentais mon travail pour la première fois à la galerie Robert Miller et intégrait ce qu'on dénomme vulgairement « the art scene ». S'ensuivirent rapidement d'autres expositions new-yorkaises à la galerie Holly Solomon. Bien que je me sois aisément fondu dans cette bulle, j'ai toujours été légèrement en retrait, préférant puiser mon inspiration de mon propre univers que je cultivais en solitaire. D'ailleurs, mon œuvre s'est très vite démarquée des courants convenus, et c'est de cette manière que j'ai été mis à l'écart des mouvements à la mode du jour.

Parlez-nous de votre retour à Beyrouth à la fin de la guerre civile...
Je suis retourné à Beyrouth en 1993, après 18 ans d'absence. Un moment bouleversant pour le moins qu'on puisse dire. La ville sous les décombres était méconnaissable, les orangeraies de la banlieue nord avaient muté en une muraille de béton qui s'étendait sans interruption de Zalka à Jounieh. Je n'arrivais plus à rien voir au-delà de la destruction et la laideur. À cela, s'additionnaient les pénuries quotidiennes. C'est comme si la vie était en panne, rien n'allait plus. Mais il a fallu faire un choix, sans doute une question de survie : changer d'attitude, oublier mon petit confort outre-Atlantique et m'adapter à ce qui était tristement devenu notre ordre du jour... C'est en adoptant cette attitude positive, sans doute naïve, que j'ai transformé ce retour en une merveilleuse aventure qui dure jusqu'à aujourd'hui.

Aujourd'hui, vous vivez entre Beyrouth et New York, comment chacune de ces deux villes irrigue-t-elle votre travail ?
Cela fait déjà 44 ans que je vis à New York et, même si je n'y parviens toujours pas, j'essaye de partager mon temps entre Beyrouth et la grande pomme. D'ailleurs, je viens de finir la construction d'un atelier à Aïn Aar que j'espère bientôt exploiter. Pour le moment, la majorité de mon travail se fait à New York. En bref, je me ressource au Liban et m'exprime aux États-Unis.

Que ce soit avec « Full Spectrum » ou « Phoenix Dactylifera » par exemple, il y a de claires références organiques dans vos œuvres, un penchant pour la nature dans ce qu'elle peut avoir d'architectural par-ci et de brut par-là. Cela remonte à quand ?
J'ai toujours observé attentivement la nature sous toutes ses coutures. Enfant, je scrutais les rochers dans les bois en espérant y trouver des fossiles, inspectais les divers cristaux de roche que ma mère collectionnait dans les années 60. Toutes ces petites structures m'aimantaient par la diversité de leur anatomie et ont incontestablement constitué la base d'un vocabulaire géométrique que j'ai développé plus tard dans mon travail.

Quel aspect de la nature vous fascine-t-il particulièrement ?
Quand je pense à la nature, ceci renvoie à son aspect le plus kaléidoscopique, du microcosmique au macrocosmique. Cette notion englobe l'observation d'une nuit étoilée, d'un ciel nuageux, d'un fond marin ou tout simplement les fleurs dans mon jardin.

D'ailleurs, on vous qualifie souvent de peintre de la nature et de la géométrie. Est-ce que vous vous retrouvez dans cela ?
La symbiose qui existe entre la nature et la géométrie, fût-elle euclidienne ou fractale, me fascine. L'idée que la section d'or et la numérique de Fibonacci (La suite de Fibonacci est une suite d'entiers dans laquelle chaque terme est la somme des deux termes qui le précèdent), ou la géométrie sacrée, s'appliquent aussi à la nature ou au domaine du cosmique, est incroyable ! C'est pourquoi je passe organiquement d'un ordre à l'autre et les fais même cohabiter.

Sur plusieurs de vos toiles, il y a comme un réel besoin, une obsession de générer un certain modèle puis le reproduire à l'infini. Comment expliquez-vous cet attrait de votre œuvre ?
Je me souviens qu'à la fin des années 80, j'avais commencé à observer des activités de la nature qui peuvent a priori sembler anodines : les myriades de petites cavités qu'une vague creuse en se retirant sur la plage, les ondulations du sable, le mouvement de l'eau ou le mode de croissance des coquillages... Instinctivement, j'ai commencé à reproduire ces comportements de la nature, c'est-à-dire par accrétion, répétition ou élargissement. C'est alors que je me suis mis à établir des rapports entre microcosme et macrocosme, et par extrapolation entre cosmique et mystique, en faisant de mes toiles des expansions continues et presque naturelles. En d'autres termes, dynamiser un système et le laisser faire, l'un des aspects des figures fractales.

La couleur, que vous traitez avec des pigments généralement, est un des piliers de vos toiles. Que représente-t-elle pour vous ?
La couleur est la lumière visible. Je me penche en particulier sur les contrastes simultanés, soit la manière dont une couleur affecte une couleur adjacente. N'employant pas de techniques préétablies, j'essaye par juxtaposition d'intensifier la couleur au maximum, ce qui crée souvent une impression de fluorescence. Il m'arrive aussi d'estomper les couleurs, de les rendre presque muettes. C'est une question d'états d'âme.

Dernièrement, vous avez abandonné le travail en 3 dimensions pour des toiles en 2D. Un besoin de passer à autre chose ?
Non, car je poursuis le travail sur mes toiles basées sur les figures fractales. Toutefois, je fais désormais cohabiter sur une même toile les différents vocabulaires que j'ai pu inventer au fil du temps, superposant les textures et produisant de ce fait de nouvelles dimensions. Loin d'être des collages, ces tableaux sont ma façon de faire télescoper plusieurs univers.

Quel est votre rythme de travail ?
Je travaille quotidiennement, au moins huit heures par jour, y compris les dimanches après la messe. Ce qui me met souvent dans un « état d'âne » !

Qu'est-ce qui vous inspire ou vous stimule généralement, quel est le déclic qui vous pousse à créer?
Ma curiosité.

Vous être très porté sur le design, vous collectionnez des meubles des années 50, envisageriez-vous un jour de créer autre chose que des toiles, des objets peut-être ?
Depuis quelques années, je travaille sur des sculptures qui devraient bientôt être mises en production. Sinon, des objets, oui, j'en crée quand je ne trouve pas ce que je recherche.

Aujourd'hui, que sont devenus vos rêves d'enfant ?
J'essaye d'en faire des réalités.

Un conseil à donner aux jeunes talents qui se lancent dans le monde de l'art, lequel est de plus en plus aléatoire et redoutable ?
Accrochez-vous !

Pour terminer, histoire de lancer un regard sur le passé, un moment marquant de votre carrière ?
À 10 ans, ma première boîte de peinture Le Franc-Bourgeois.

 

 

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Comment s'est produit votre premier contact avec l'art ?Du plus loin que je me souvienne, l'art a toujours fait partie de mon environnement. Dans mon enfance, je baignais déjà dans ce monde, et dès lors, je me souviens avoir été marqué et impressionné par un magnifique nu de Mahmoud Saïd qui appartenait à mon oncle, l'architecte Antoine Nahas. Je devais avoir six ou sept ans. Avec ma...

commentaires (2)

LE ROLE DE L'ART, C'EST DONNER UNE BOUFFÉ DE BONHEUR AU MOINS....LÀ, C'EST L'ANGOISSE TOTAL.

Gebran Eid

17 h 01, le 28 avril 2017

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Commentaires (2)

  • LE ROLE DE L'ART, C'EST DONNER UNE BOUFFÉ DE BONHEUR AU MOINS....LÀ, C'EST L'ANGOISSE TOTAL.

    Gebran Eid

    17 h 01, le 28 avril 2017

  • CA... DE L,ART ?

    LA LIBRE EXPRESSION

    14 h 23, le 28 avril 2017

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