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Agenda - Hommage

Samir Frangié, un seigneur

Je pousse la porte de son bureau au journal L'Orient, en bordure du centre-ville, à la sortie du souk Ayass. Une heure plus tôt, son oncle, Sleiman Frangié, a été élu président de la République, ce qui a déclenché d'invraisemblables tirs de joie au centre-ville, parfois à la mitrailleuse. Nous sommes au milieu de l'été 1970, Beyrouth n'en a pas encore tout à fait l'habitude.
Il m'accueille sans grande effusion. Penché sur son bureau, de sa voix douce, comme contrariée, avec cette distance paradoxalement bienveillante qui est la sienne, il me raconte en moins de trente minutes l'histoire de son oncle, petit caïd de la famille dont l'heure arrive parce que Hamid (le père de Samir), un homme d'envergure, a été victime d'une attaque d'hémiplégie. Avec des précisions que lui seul peut connaître, il dessine un portrait peu flatteur du futur président, portrait que je m'empresse d'adresser in extenso, innocent que je suis, à un journal tiers-mondiste, Africasia, qui le publie aussitôt en le signant d'un pseudonyme.
Quelques jours plus tard, sa femme Anne m'ouvre la porte et me demande tout de suite si je suis l'auteur de l'article. Je bredouille que oui. Les yeux brillant d'amusement, elle m'apprend que mon papier a fait grand bruit, que les services de censure l'ont machinalement découpé comme ils en ont l'habitude, mais que le président fraîchement élu leur aurait ordonné de recoller les deux pages manquantes avant de laisser le journal être mis en vente dans le pays.
C'est que Sleiman Frangié ne pouvait inaugurer son règne par un geste de censure, lui qui avait fait campagne contre les pratiques peu démocratiques instaurées par le régime dit « moderniste » de Fouad Chehab. Quoi qu'il en soit, imaginer les fonctionnaires censeurs en train de manipuler des tubes de colle plutôt que des ciseaux avait quelque chose de réjouissant, comme le sourire silencieux de Samir me le confirmera un peu plus tard. Cet article que j'avais écrit était son petit coup à lui, quasi involontaire mais efficace, dans la sourde partie d'échecs qui l'opposera tout au long de sa vie à l'autre moitié de sa famille. Sleiman était évidemment fou de rage. Il mettra deux ans pour découvrir qui se cache derrière le pseudonyme et, l'ayant trouvé, ordonnera mon expulsion immédiate du pays (ainsi que celle de mon frère, qui n'avait rien à voir), avec interdiction d'y retourner.
Trois ans plus tard, profitant d'une escale à l'aéroport de Beyrouth, je me risque à demander un visa de transit que j'obtiens aussitôt... Je cours alors me réfugier chez Samir et Anne : « S'ils veulent me trouver, qu'ils viennent me chercher ici ! »
Ils ne viendront pas. Mais pendant les deux semaines suivantes, je profite agréablement de l'hospitalité de mes hôtes, voit et revoit leurs vidéos (Pandora, avec James Mason et Ava Gardner), et observe Samir dans sa vie quotidienne. Je réalise qu'il reste tel qu'il est en toute circonstance. Je le vois accueillir ses féaux avec une morgue indulgente, manifester une fidélité sans fougue à ses camarades de gauche, jouer au « Risk » avec Walid Joumblatt, politique avec les politiques, intellectuel avec les intellectuels, pratiquant une ironie toute en understatement... C'est son tour de force et son secret: s'adapter à tout et à tous en restant étrangement constant.
Quelques mois plus tard, éclate la guerre civile. Pendant les quinze années suivantes et jusqu'à la fin, Samir développera ce même don : rester fidèle à tous en même temps qu'à lui-même, réfléchir sur sa propre violence avant de prêcher la non-violence, intégrer la peur de chacun pour rejeter le confessionnalisme et appeler à la réconciliation.
Il n'aura pas fait de miracle, mais sa disparition suscite des éloges tellement unanimes qu'ils en deviennent suspects. Tout le monde le porte aux nues, les deux branches de sa famille enfin réconcilées, ne serait-ce que le temps des funérailles, ses amis comme ses adversaires historiques, le 8 comme le 14 Mars, les autorités religieuses chrétiennes comme musulmanes. Saint Samir, priez pour nous... Pourtant, cette récupération posthume laisse à penser qu'il reste précisément... irrécupérable. Son action qui s'est développée comme en mineur, son style si particulier d'absent-présent, son rôle d'homme de paix dans un pays qui en manque cruellement, tout cela s'est soudain imposé au moment de sa disparition. Personne ne mesurait le trou qu'il allait laisser. Mais quand il est mort, tout le monde l'a confusément deviné. On a compris ce qui allait manquer quand Samir manquerait, et chacun s'est senti un peu plus seul sans lui.

Je pousse la porte de son bureau au journal L'Orient, en bordure du centre-ville, à la sortie du souk Ayass. Une heure plus tôt, son oncle, Sleiman Frangié, a été élu président de la République, ce qui a déclenché d'invraisemblables tirs de joie au centre-ville, parfois à la mitrailleuse. Nous sommes au milieu de l'été 1970, Beyrouth n'en a pas encore tout à fait l'habitude.Il m'accueille sans grande effusion. Penché sur son bureau, de sa voix douce, comme contrariée, avec cette distance paradoxalement bienveillante qui est la sienne, il me raconte en moins de trente minutes l'histoire de son oncle, petit caïd de la famille dont l'heure arrive parce que Hamid (le père de Samir), un homme d'envergure, a été victime d'une attaque d'hémiplégie. Avec des précisions que lui seul peut connaître, il dessine un portrait...