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Liban - La vie, mode d’emploi

56 - Le salut par la mesquinerie

Je sais qu'au moment d'une séparation, les partenaires dans un couple, c'est-à-dire un homme et une femme qui ont partagé des jours de grand soleil, des nuits de veille et d'amour, des rêves, des rires et des pleurs, en viennent à se disputer comme des chiffonniers pour la propriété d'un cendrier, alors que les deux ont cessé de fumer depuis longtemps, et qu'ils finissent par préférer le casser plutôt que de le céder – donnant ainsi raison au sage Salomon puisque cet acte certifie que l'objet n'appartenait ni à l'un ni à l'autre, mais au couple qu'ils ne forment plus. Je sais qu'on peut arriver à de telles extrémités dans la petitesse et j'admets qu'on puisse expliquer cela par la hargne sourde et muette accumulée durant les derniers temps de la relation et qui, devenue soudain bavarde, a pris prétexte d'un malheureux cendrier pour exploser et réduire le contenant réel au contenu virtuel. Je sais aussi, comme tout le monde depuis Lacan, que la métaphore tend, dans la folie d'amour ou de haine, à devenir vivante et, par exemple, à faire, par cendrier interposé, d'une vie en commun une vie en cendres. Je sais, enfin, avec le refrain de nos années d'adolescence, que lorsque l'amour se retire, il ne reste plus rien, et imagine seulement, sur le sable fin, un minuscule coquillage sur lequel s'acharne un talon afin que, véritablement et absolument, il ne reste plus rien. Mais ce qu'on peut encore concéder à un amour qui fut grand, s'est fatigué à se hisser quotidiennement à des altitudes de passion romantique et d'un coup est tombé très bas, comment l'accepter de la petite vanité toujours bête et chatouilleuse ?
Voici ce que m'a confié, à ce sujet, une amie qui me fournit généreusement de la matière pour des modes de vie variés et représentatifs, matière que je me contente de mettre en forme avec, comme agréments, quelques facéties langagières tout à fait innocentes.
Vous êtes là, dans un grand salon, un peu ennuyé, un peu stoïque. On caquette autour de vous. Soudain, vous surprenez un propos qui prend le contre-pied exact de ce que vous aviez affirmé peu auparavant lorsque vous vous efforciez encore de vous intéresser à la conversation. Pur hasard. Vous revenez à cette attention flottante qui est l'attitude la plus confortable quand vraiment les rencontres s'éternisent. Un autre jour, vous participez à une discussion entre gens du métier et les arguments avancés ou réfutés sont ceux d'experts chevronnés, c'est-à-dire d'une technicité de bac + 8 et d'une froideur de moins 40° ; soudain, sans crier gare, l'un des participants fait monter la température à 40° à l'ombre avec son ton particulièrement agressif en s'adressant à vous. Il va même jusqu'à ricaner en reproduisant votre démonstration. Secoué par ce bond climatique si brutal, votre mémoire fait aussi un bond en arrière et vous vous souvenez que c'est la même voix qui avait soutenu, à une réception où vous vous ennuyiez ferme, un point de vue parfaitement contraire au vôtre. À présent, il vous est possible de mettre un visage tout rouge et grimaçant à cette voix de harpie et, à bien l'examiner, il vous semble l'avoir connu dans un passé lointain. Un collègue s'empresse de vous chuchoter qu'il s'agit du nouvel inspecteur embauché dans le service qui vous emploie tous les deux. Une troisième fois, dans le cours d'une conversation, on vous rapporte de ce personnage une remarque d'apparence anodine, mais dont vous êtes seul à saisir l'intention assassine. Je vous rassure : ce ne sont pas les signes annonciateurs d'une crise de paranoïa aiguë. Non ! Vous faites connaissance avec la mesquinerie dont c'est la manière de saluer et de se soulager. Et puisque vous n'avez plus à vous inquiéter pour votre santé mentale et à vous projeter déjà dans la peau de bête à clinique de repos en attendant l'état de légume que la pharmacopée d'aujourd'hui garantit sans exceptions notables, il vous est demandé de faire un effort supplémentaire de mémoire, simplement humaine. Remonter dans le temps à ce moment d'autrefois où s'est produit ce quelque chose qui a pu susciter la rage actuelle du mesquin lorsqu'il vous a revu : telle omission à ce point vénielle que vous l'aviez presque complètement oubliée ? Tel acte de générosité qu'il vous fallait obligatoirement oublier par crainte de corrompre le don lui-même ? Telle appréciation que vous n'aviez pas recherchée, mais qui vous a été faite spontanément en sa présence et qui, à vos yeux, relevait de la même insignifiance que l'omission ? Si vous parvenez à mettre le doigt sur le crime, non seulement vous comprendrez l'origine de vos misères d'aujourd'hui, mais aussi – il ne faut pas se duper – vous découvrirez que vous êtes irrémédiablement condamné... Le cas est désespéré, car l'homme du ressentiment ne se pardonnera jamais d'avoir laissé votre omission sans châtiment immédiat, spectaculaire et exemplaire (mais il aurait eu l'air de quoi!), d'avoir accepté votre don (c'était si tentant !), de n'avoir pas récolté à votre place la louange (les coachs de l'estime de soi et les amis-courtisans font de leur mieux, mais rien ne vaut la fraîcheur d'un cri venant du cœur). Vous serez ainsi puni en toutes occasions par mille petitesses, ces piqûres si méprisables que l'on n'est pas loin de leur préférer la croix.
Zarathoustra s'est évanoui devant la vision du dernier homme qui était aussi un petit homme. Il devait avoir le visage de la mesquinerie.

Nicole HATEM

Je sais qu'au moment d'une séparation, les partenaires dans un couple, c'est-à-dire un homme et une femme qui ont partagé des jours de grand soleil, des nuits de veille et d'amour, des rêves, des rires et des pleurs, en viennent à se disputer comme des chiffonniers pour la propriété d'un cendrier, alors que les deux ont cessé de fumer depuis longtemps, et qu'ils finissent par...

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