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Lifestyle - Décryptage

Chacun cherche sa chambre... à Moulinsart

De la tintinosphère, et du pourquoi on est tintinophile ou on ne l'est pas.

La maquette du chateau de Moulinsart exposée au Grand Palais de Paris. © Rmn-Grand Palais / Photo Didier Plowy © Hergé-Moulinsart

En décembre 1983, à la mort du dessinateur irrévérencieux Reiser (Gros Dégueulasse, Vive les Femmes...), Plantu, le célèbre caricaturiste du journal Le  Monde, publie en une un superbe dessin rendant un hommage ambivalent au disparu et à Hergé, décédé quelques mois plus tôt. Les rôles – et les vocabulaires – y sont inversés. On y voit ainsi Tintin, assis sur le bord d'un nuage, s'écrier « Bordel de merde  ! » au moment où Reiser débarque sur le nuage. Et ce dernier de répondre : « Eh oui, cher ami... »
Bien entendu, ce sera la seule fois que des propos aussi peu châtiés sortiront de la bouche du jeune homme à la houppette. Car au-delà du double hommage et du clin d'œil complice, le mérite du dessin de Plantu sera d'avoir en quelque sorte démontré qu'un classicisme aussi pleinement assumé que celui de Georges Remi, alias Hergé, peut traverser les modes et les évolutions du goût sans cesser d'exister et même de dominer.
Tout a été dit sur le classicisme de Tintin, sur cette fameuse « ligne claire » qu'affectionnait son créateur et qui, contrairement aux apparences, réclamait de sa main un travail acharné. Toutes les critiques négatives ont été faites de l'univers ultraclassique qu'Hergé a méticuleusement façonné autour de son héros :
- un monde complètement asexué, duquel toute romance est impitoyablement bannie, et qui pour cela a fait l'objet des pires sarcasmes de la part des tenants de la culture postsoixante-huitarde. Pour ces derniers, Tintin et sa planète sont soit misogynes, soit des homosexuels refoulés, et notre époque déteste les uns et les autres. Les androgynes y sont plus ou moins tolérés ; quant aux homosexuels, ils ont tout intérêt à faire leur coming out s'ils veulent y tenir le haut du pavé ;
- un monde où la centralité de l'homme européen blanc est fortement soulignée, y compris dans ses pérégrinations dans de lointaines contrées, ce qui en a fait une cible privilégiée des milieux anticolonialistes et antiracistes, sans parler bien évidemment des hérauts du métissage culturel à tout prix, très en vogue de nos jours.
Hergé a beau rectifier le tir en cours de route et remplacer dans Tintin au Congo – décolonisation oblige – la leçon de géographie (« Je vais vous parler de votre patrie, la Belgique... ») par un cours d'arithmétique, rien n'y fait. Ne caricature-t-il pas les Arabes en les présentant sous les traits du prince capricieux Abdallah, de son potentat de père, l'émir Ben Kalish Ezab, de l'adversaire de ce dernier, Bab el-Ehr, ou encore du mangeur de savon acheté chez le senhor Oliveira da Figueira ? Son héros ne traite-t-il pas les Africains avec un paternalisme condescendant et suranné ? N'exploite-t-il pas de façon éhontée les superstitions des populations indigènes d'Amérique du Sud, en l'occurrence les descendants des Incas, pour se tirer d'un mauvais pas ?

 

Pas d'idéologie
On objectera, à la décharge de Georges Remi, qu'il a aussi croqué, en la personne du courtier d'assurances Séraphin Lampion, le portrait le plus sévère et le plus caustique qui soit de l'Occidental moyen, sot et fat. D'ailleurs, malgré une présence furtive dans quelques épisodes, Lampion est l'un des personnages les plus réussis de la série.
Bohlwinkel, le puissant financier de Sao Luis qui cherche à empêcher par tous les moyens le navire l'Aurore d'atteindre les eaux glacées de l'Arctique, ne ressemble-t-il pas au fameux portrait du profiteur juif caricaturé par la propagande nazie ? Certes. Mais l'affreux colonel Sponsz est, lui, l'incarnation même du nazi  ; et son pays, la Bordurie, une parodie du IIIe Reich. Le militarisme, sous toutes les latitudes, en prend d'ailleurs pour son grade : l'européen, mais aussi le japonais, tourné en dérision, et bien entendu le latino-américain.
L'Inde des maharadjahs, joyau de la couronne impériale, est glorifiée ? Assurément ! Tout comme l'est le combat de la Chine pour sa liberté et sa dignité, non seulement face aux Japonais, incarnés par l'odieuse (et géniale) figure de Mitsuhirato, mais aussi face aux Occidentaux, représentés sous les traits du peu scrupuleux Dawson, le chef de la police de la Concession internationale de Shanghai, et de l'industriel Gibbons, empêché par notre jeune reporter d'administrer une correction à un tireur de pousse-pousse chinois.
Au final, Tintin n'est ni de gauche ni de droite et ses préférences sexuelles n'intéressent que lui. Malgré l'épisode expérimental chez les Soviets, la série n'est guère porteuse d'idéologie et ne fait qu'accompagner un siècle changeant et compliqué. Sa longévité lui joue d'ailleurs de mauvais tours, car comment dire la même chose en 1930, en 1950, en 1980 et en 2016 ?

 

La boucherie Sanzot
Et puis, il y a la tintinosphère, ce pourquoi on est tintinophile ou on ne l'est pas : L'inséparable compagnon, Milou ; le capitaine Haddock, son whisky et ses jurons de la vieille marine ; le professeur Tournesol et ses « un peu plus à l'Ouest » ; les inénarrables frères Dupond et Dupont ; la redoutable Bianca Castafiore, conçue comme une réplique de la propre épouse d'Hergé ou encore de Renata Tebaldi, la grande cantatrice italienne des années 50 ; le dévoué Nestor ;
le terrible Roberto Rastapopoulos et son lieutenant Allan ;
le docteur Müller, alias professeur Smith et Müll Pacha ; Wronzoff le faux-monnayeur barbu et son gorille Ranko ; Philippulus le prophète ; l'ami Tchang et le Yéti ; le bouillant général Alcazar ; le milliardaire Laszlo Carreidas, roi des pingres, et bien d'autres encore, sans oublier le marbrier Boullu et... la boucherie Sanzot.
Il reste enfin la magie Tintin, sans laquelle les aventures du jeune reporter n'auraient pas pris la tête du courant le plus puissant et le plus prolifique du Neuvième Art, l'École franco-belge ; cette magie qui ouvre aujourd'hui à Hergé les portes d'une institution aussi prestigieuse que le Grand Palais à Paris.
Et cette magie qui fait que chaque tintinophile à travers le monde ne se contente jamais de relire Les Aventures de Tintin, mais s'efforce aussi d'y entrer. D'avoir son petit espace à Moulinsart...

 

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En décembre 1983, à la mort du dessinateur irrévérencieux Reiser (Gros Dégueulasse, Vive les Femmes...), Plantu, le célèbre caricaturiste du journal Le  Monde, publie en une un superbe dessin rendant un hommage ambivalent au disparu et à Hergé, décédé quelques mois plus tôt. Les rôles – et les vocabulaires – y sont inversés. On y voit ainsi Tintin, assis sur le bord d'un...

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