Rechercher
Rechercher

Lifestyle - Photo-roman

«Twinset + tricot = cache-cœur offert ! »

Photo GK.

Elle a la hanche affalée sur sa paume et aspire à pleines lippes une Viceroy slim en admirant le crépuscule qui enduit Bickfaya d'une lumière rosie. C'est un moment qu'elle regrette car, dans sa jeunesse, il était annonciateur de fêtes, de rencontres nocturnes et de bals de pleine lune comme on n'en fait plus aujourd'hui. À cette heure entre chien et loup, les lampions clignotants s'accrochaient sur la place du village par des hommes à bretelles pendant que les filles faisaient bouffer leurs crinolines ou en étaient encore à se (p)laquer l'épi et à se lustrer la frange. Avant de se pointer, impassibles et avec la majesté nécessaire, sûres de leur effet et prêtes à faire tomber en pâmoison les messieurs qui poireautaient autour de la piste. Si Sylvette, couturière de son état, pleure cette époque à l'élégance ternie, c'est surtout parce que toutes ces dames lui confiaient la création de leurs robes de soirée. Sous ses mains de fée et ses broderies fantasques, elles étaient toutes passées.

« Pour la baraké »
Vers la fin des années 60, le concept de prêt-à-porter gagne du terrain et les femmes de Bickfaya réclament alors des vêtements de « style européen». Sylvette s'aligne à leurs demandes et ouvre un magasin de « nouveautés » sur l'une des artères de la localité. Elle choisit de l'appeler Boutique Sylva, car ça lui semblait plus « nouveau ». Aujourd'hui, avec un demi-siècle de carrière dans les pattes, elle n'a pas bougé. Semblable à sa chevelure que le coiffeur Jean fait perdurer au gré de permanentes bleuies et autres minivagues à bigoudis. Elle est éternellement assise de guingois derrière la caisse, en chemise de nuit délavée, mains et genoux serrés sur un temps qui semble lui filer entre les doigts. Rétractée comme si la vie avait flétri ses rêves, observant le monde qui change derrière les rideaux clos sur son immuabilité. Mais cette amertume désabusée disparaît sitôt que carillonne la porte sur laquelle pend un fer cheval « pour la baraké » et que s'y introduit une cliente.

Sport-chic
Les prières matinales de Sylva face à Télé Lumière sont interrompues par la visite des copines du coin qui débarquent embobinées dans leurs châles de lassitude avec une rakwé de café turc sous le bras. Après avoir tisonné leurs souvenirs et quelques autres potins dans le marc de leurs tasses, elles descendent puis essayent tout le stock de ces vêtements dans lesquels elles n'entrent plus pour cause de (trop de) man'ouchés croquées à belles dents. Elles finissent par décamper, bredouilles et abandonnant une pauvre Sylva enterrée sous une pile de fringues qu'elle range avec soin en maudissant ses varices qui ne résolvent pas l'affaire. À moins qu'une nouvelle cliente s'invite dans l'échoppe et là, c'est une Sylva pro de la vente qui s'écarquille, bondit, propose, convainc. Elle affirme: «Yay, comme cet ensemble est chic! On dirait qu'il a été fait pour vous!», «Ce pantalon est plutôt sport-chic hayété, très pratique pour tous les jours», «Cette robe vous va à merveille ya demoiselle! De quoi faire blêmir les prétendants!». Alors que là-dedans, la demoiselle en question a plutôt des airs de saucisson boudiné dans son filet. Qu'importe.

Équations mathématiques
Sur le mur lépreux au-dessus de la caisse s'épinglent des pages déchirées de magazines féminins des années 90. On y voit des célébrités vintage posant dans des tenues (si peu) semblables à celles proposées dans la boutique – stratégie de vente sans doute... Paiement fait, donc, l'enthousiasme emporte Sylva sur les ailes d'un espoir échevelé et elle s'imagine déjà ayant pignon sur rue à Beyrouth, à égrener les clientes bourgeoises et dépensières qu'offre la ville. Prévoyant dès lors sa migration vers la capitale, elle va même jusqu'à héler le libraire d'en face et lui demande d'imprimer une affiche « Boutique à louer». Oubliées les varices et autres gangrènes qu'entraînent les années, Sylva prévoit tout pour son élan vers un avenir irradié: elle ajuste ses chrysanthèmes en plastique et ses crucifix déglingués qui trônent sur ses étagères de nouveautés. Dans la vitrine, elle rhabille ses mannequins disloqués, annonce des «occasions» et concocte des équations mathématiques avec des mots disparus du dico de la mode : «Twinset + tricot = cache-cœur offert ! »
Puis elle se permet une dernière cigarette dont la finesse boursoufle plus encore ses lèvres assombries par le tabac. Le temps de patienter jusqu'à l'arrivée de son mari Boutros qui passe prendre sa femme tous les soirs et l'aide à refermer le grillage de la boutique. « On va encore rater le débuts des infos, yalla Sylvette ! » Il est le seul à l'appeler Sylvette, comme à l'époque où il l'avait rencontrée dans un bal, sur la place de Bickfaya.

 

Chaque samedi, « L'Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ sera une photo. C'est un peu cela, un photo-roman : à partir de l'image, shootée par un photographe, on imaginera un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c'est selon...

 

Dans la même rubrique
« Maman ! Elle est plus belle que sur la photo du catalogue ! »

Mais qui a eu donc cette idée folle...

Marilyn Monroe et moi à Beyrouth, en 1962

« Zahra, nous allons faire quelque chose de très interdit... »

Le fervent destin de sœur Marie-Madeleine

« Le problème c'est moi, je suis engagé, tu le sais... »

Elle a la hanche affalée sur sa paume et aspire à pleines lippes une Viceroy slim en admirant le crépuscule qui enduit Bickfaya d'une lumière rosie. C'est un moment qu'elle regrette car, dans sa jeunesse, il était annonciateur de fêtes, de rencontres nocturnes et de bals de pleine lune comme on n'en fait plus aujourd'hui. À cette heure entre chien et loup, les lampions clignotants...

commentaires (2)

Tres joli!!!!

Michele Aoun

18 h 49, le 08 octobre 2016

Tous les commentaires

Commentaires (2)

  • Tres joli!!!!

    Michele Aoun

    18 h 49, le 08 octobre 2016

  • Charmant; mais quelques lourdeurs dans l'écriture qui en perd un peu en spontanéité.

    Christine KHALIL

    10 h 58, le 08 octobre 2016

Retour en haut