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Culture - Portrait

Laure Ghorayeb, sacrée nature

Quatre-vingt-quatre printemps au compteur ! Et toujours une fabuleuse énergie, un bouillonnement créatif, des projets et des défis pour cette dévoreuse de vie...

Laure Ghorayeb devant une de ses toiles.

Elle rugit, elle déchiquette, elle sort les crocs... trempés dans l'encre de ses virulentes critiques d'art du an-Nahar. Elle est la terreur de certains artistes qu'elle juge médiocres. Et la référence de ceux qu'elle adoube. Elle a assurément du fauve, Laure Ghorayeb, comme on dit de certaines qu'« elles ont du chien ». Une lionne, connue pour la verdeur de son langage, pour sa liberté de ton, de manières et d'écriture. Et pourtant, Laure Ghorayeb est une (hyper)-sensible, qui cache, sous l'écorce d'une apparente rudesse, un cœur tendre, une âme éprise d'art et de poésie. Celle de Prévert, en particulier, dont elle vient juste de boucler la libre réinterprétation, en dessins et courts textes arabes, de l'un de ses recueils, Arbres.

L'idée de ce projet lui est venue, lorsqu'une amie française, à qui elle avait confié son goût pour les vers de Prévert, lui envoie, il y a trois mois, le recueil trouvé chez un bouquiniste à Paris. « Je lui avais dit que je l'avais lu il y a longtemps et que je l'avais perdu. Quelle ne fut pas ma joie de le recevoir. C'était comme retrouver quelqu'un qu'on aimait et qu'on avait perdu de vue. » Des retrouvailles qu'elle choisit alors de célébrer en revisitant à sa manière, par le biais d'ajouts aux strophes du poète français, d'illustrations à l'encre et de vers de son propre cru, en arabe.

Petite fille de Khattar double-crâne
« Je me suis plongée dans cette entreprise durant une vingtaine de jours. Je m'y suis consacrée totalement, suspendant tous mes autres dessins, toiles et projets. Et voilà le résultat », dit-elle, en dévoilant une trentaine de planches carrées. Comme des cases (solos) de bédés, au style ghorabien immédiatement identifiable par son tracé de lettres et de dessins faussement naïfs. Et d'une indomptable fantaisie. Ainsi, quand Jacques Prévert affirme : « Moi je descends de Titus Eucalyptus », Laure Ghorayeb rétorque, malicieusement en arabe : « Et moi je descends de Khattar double-crâne », en référence au surnom de son redoutable grand-père.

Celui dont elle tient, sans doute, sa force de caractère et cette franchise « abrupte » qu'elle revendique comme le trait le plus saillant de sa personnalité. « Je dis ce que je pense sans me soucier de l'impact de mes mots sur les autres », soutient-elle d'ailleurs. Et pourtant, cette guerrière à la plume aussi tranchante qu'une lame « ne supporte pas les images de violence, de guerre, de sang et de cadavres ». Ce que la touche, c'est « la luminosité, la simplicité vraie des vers de Prévert, comme celui-ci », dit-elle en le déclamant tout haut : « Être arbre et disparaître ; et réapparaître ailleurs, autre être, autre chose, autre objet, peut-être que c'est ma destinée. Et je serais violon dans un orchestre mauvais, et puis ailleurs archet dans une musique plus belle...

Et puis, qui sait encore peut-être être ou ne pas être planche de boîte à souffleur dans le théâtre de Hamlet. » Un bref silence, comme si elle laissait les mots retomber, avant qu'elle ne s'exclame, spontanément, avec une étonnante douceur : « C'est si beau ! » Une phrase qu'elle a, pour sa part, complété (toujours en arabe) par : « Et si la réincarnation existe, je voudrais alors être le crayon avec lequel se dessinent les histoires. »

 

(Pour mémoire : Etel, Huguette et Laure, de l'autre côté du miroir)

 

Bédé autobiographique
Elle est ainsi, Laure Ghorayeb. Faux dragon qui s'émeut d'un vers, d'une phrase, d'une idée, qui a la larme à l'œil en évoquant le dénuement de sa famille au temps de son enfance, à Deir el-Qamar. « Nous étions une famille de 8 enfants. Quatre garçons et quatre filles. Mon père, qui se saignait aux quatre veines pour pouvoir nous scolariser, n'était pas assez riche pour nous acheter des livres en couleurs. La première fois que j'ai eu accès à ce privilège, j'avais 12 ans. Et j'ai pleuré. Tout comme la première fois que je suis descendue à Beyrouth, et que j'ai vu le bleu de la mer... »

C'est de cette jeunesse « en noir et blanc » qu'elle dit tenir cette impossibilité à dessiner et peindre autrement qu'à l'encre. Même si, arrivée à l'âge adulte, elle mènera une vie, de son propre aveu, « haute en couleurs ». « Aujourd'hui, en regardant en arrière, je ne suis finalement pas trop insatisfaite de mon parcours. J'ai fait beaucoup de bêtises. Mais j'ai expérimenté beaucoup de choses et, surtout, je ne me suis pas laissée marcher sur les pieds. Il m'est même arrivé de gifler un monsieur et de lancer ma chaussure à la tête d'un poète au... Horse Shoe. »

Une vie qu'elle raconte d'ailleurs dans une biographie sous forme de bédé. C'est Mazen Kerbage, son fils, son complice, qui l'a poussée à l'écrire. En lui promettant de l'accompagner dans sa mise en forme graphique. « J'ai un peu paniqué au départ. Mais très vite, j'ai eu envie de lui prouver que je pouvais relever le défi. Nous sommes comme cela tous les deux. Nous fonctionnons à l'émulation réciproque », confie-t-elle. Avant de poursuivre : « D'autant qu'il me répète que je fais de la bédé sans le savoir. En quelques mois, j'avais bouclé ma part du projet. À savoir 240 planches et à peu près 1000 dessins. J'attends maintenant qu'il remplisse lui-même sa part du contrat, avant de publier. »

«J'ai toujours besoin de m'émerveiller moi-moi. Et je sens que j'ai encore plein de choses à exprimer. Tant que je n'ai pas dit tout ce que j'ai dans la tête, je continue à travailler. Et je travaille beaucoup. Mazen me dit qu'il n'arrive pas à me suivre », dit-elle, non sans une pointe de fierté dans la voix. Et on la croit. Assurément, cette femme est une tornade. Énergisante.

 

(Pour mémoire : La mère, le fils et le saint alphabet)

 

De « L'Orient » au « Nahar », en passant par « Le Jour »...
Connue comme critique au quotidien an-Nahar, Laure Ghorayeb est également une artiste, peintre et dessinatrice reconnue, à la veine de miniaturiste ou de dentellière à l'encre, et aux œuvres acquises par le Musée Sursock, notamment. Elle est, par ailleurs, l'épouse d'Antoine Kerbage, grande figure du théâtre libanais. Deux ans à l'École des lettres, suivis d'un passage en fac de droit, puis d'une année à l'Alba, Laure Ghorayeb laisse tout tomber lorsqu'elle publie son premier recueil de poésies au début des années soixante. « J'ai commencé par écrire à L'Orient en 1962, se souvient-elle. Je traduisais, avec Hani Abi-Saleh, les poètes arabes en langue française pour le supplément littéraire que dirigeait Salah Stétié. En 1965, lorsque le quotidien Le Jour a vu le jour, nous avons rejoint l'équipe littéraire d'André Bercoff, composée entre autres de Nadia Tuéni et d'Aline Lahoud. En 1969 (année décisive), à l'insistance de mon entourage, j'ai rejoins Chawki Abou Chacra et l'équipe d'an-Nahar. Je ne savais pas vraiment écrire en arabe. Mais j'avais des idées, des opinions. Jusqu'à maintenant, je n'écris pas bien. On me corrige mes textes, heureusement... »

 

Pour mémoire

Ghorayeb, Kerbaje : autobiographie à deux

Elle rugit, elle déchiquette, elle sort les crocs... trempés dans l'encre de ses virulentes critiques d'art du an-Nahar. Elle est la terreur de certains artistes qu'elle juge médiocres. Et la référence de ceux qu'elle adoube. Elle a assurément du fauve, Laure Ghorayeb, comme on dit de certaines qu'« elles ont du chien ». Une lionne, connue pour la verdeur de son langage, pour sa...

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