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Culture - Rencontre

La mère, le fils et le saint alphabet

Sur une idée soufflée par la galeriste Nadine Begdache, Laure Ghorayeb et Mazen Kerbaje se sont attelés à leur cinquième projet en commun. Une exposition d'œuvres dessinées à quatre mains sur le thème de l'abécédaire. Et en mode autobiographique...

Photo Facebook

Ils forment le tandem le plus émouvant de la scène artistique libanaise. Le plus improbable et le plus naturel aussi. Laure Ghorayeb, la mère, 83 ans, et Mazen Kerbaje, le fils, 39 ans. Aussi différents physiquement que le jour et la nuit. Elle : petite, extravertie, solaire, bouille ronde et crinière de lionne ébouriffée. Lui : grand, maigre, sombre, yeux noirs, cheveux noirs, barbe noire. Mais en commun, un même tempérament de feu qui les pousse à s'affronter, se mesurer, se défier... à travers, notamment, leur passion commune pour le trait graphique.
Tracer des motifs, des dessins, mais aussi des mots : voilà leur grande affaire. Menée à l'encre noire toujours.

Noir comme l'humour; parfois, l'humeur de Mazen, artiste et bédéiste caustique (que les lecteurs de L'Orient littéraire reconnaîtront aisément). Noir, comme les colères de Laure qui ne ménage ni chèvre ni chou dans les cinglantes critiques d'art qu'elle signe dans les colonnes de notre confrère an-Nahar.
C'est dire que ces deux-là ne font pas dans la bluette. «Et surtout pas dans le décoratif», affirment-ils d'une même voix. Même quand ils «s'amusent» à dessiner ensemble. Même quand leur projet ressemble à un jeu. Un abécédaire. Nadine Begdache en a eu l'idée. Eux l'ont fait. À leur manière, dans un chaos organisé, avec leurs styles mêlés et leurs thèmes de prédilection.

«Nous avons d'abord procédé à un tirage au sort pour déterminer les 13 lettres de l'alphabet imparties à chacun. Et trouver ainsi, en fonction des lettres tirées, les thèmes à illustrer. Puis nous avons décidé de diviser le travail de chaque planche en trois tiers. L'un commençant le dessin, le second le poursuivant et à nouveau celui qui l'a entamé le terminant», indique Laure. «Mais très vite nous avons tout mélangé: le choix des sujets, l'ordre du travail, les lignes, les mots...», révèle Mazen.

Assis à la même table, la mère et le fils y ont été chacun de son improvisation, chacun de son coup de Stabilo, chacun de ses idées et inspirations. En un patient tracé de dentellière, Laure représente la maternité ou la spirale du temps... Dans des juxtapositions et découpages de scénarios, par traits rapides, abrupts et plus épais, Mazen dessine des Voyages en bateau ivre ou encore ses références musicales et littéraires... Autant de thèmes qui reviennent dans leur travail à l'un comme à l'autre de manière récurrente et tissent, dans cet abécédaire, des liens d'une planche à une autre.
En 26 dessins, tous de même dimension (76 x 56 cm), exposés jusqu'au 3 avril à la galerie Janine Rubeiz, le duo se dévoile, se raconte.

En huit lettres
«A» comme Antoine (Kerbaje). Le mari, le père et le grand comédien. «C'est par lui que nous avons débuté cette série. Et là, nous n'avons eu aucune hésitation» , raconte Mazen. «La personne d'Antoine s'est imposée d'elle-même. À la fois très important pour Laure, très important pour moi et, en même temps, c'est une figure publique. D'ailleurs le dessin (couronné par cette phrase écrite par le fils: "Le roi des rois du théâtre") fait surtout référence à cet aspect de sa personnalité.» Freudien !
«E» comme Espérance. «En fait, c'est le prénom de ma tante maternelle qui était peintre et sculptrice. Elle n'a pas eu la reconnaissance qu'elle aurait dû avoir. On a voulu en quelque sorte lui rendre un hommage caché à travers la reproduction de trois de ses œuvres qui ressemblent un peu aux statues de l'île de Pâques», poursuit le
dessinateur.

«K» comme Kangourou. Illustration parfaite de leur relation mère-fils.

«L» comme Liban. Représenté sans poncifs. «Chacun de nous a dressé une liste de ce et ceux qui représentent à ses yeux le Liban. On a confronté nos listes pour en tirer une commune. Réunissant aussi bien Ghassan Tuéni, qu'Akram Zaatari, Sabah ou Shérif Sehnaoui...»

«M » comme Masque. Déjà abordé dans une de leurs précédentes expositions. «Parce qu'on ne peut jamais tomber totalement le masque. Même devant les personnes les plus intimes. Même entre mère et fils, il reste quelque chose de l'épaisseur d'un voile...»,
soutient-il.
«N» comme Naissance. «C'est un dessin qui rejoint beaucoup ce que Laure fait habituellement. Des représentations de filiation, avec elle en tête puis moi, mon frère et ma sœur et les enfants de chacun de nous. Cette fois, je l'ai suivie totalement, en ajoutant mes trois petits. Ce qui a rendu la réalisation de ce tableau particulièrement émouvante...»

«O» comme Orgie. «Ça a été le dessin le plus difficile à réaliser pour moi, assure Laure. On l'a d'ailleurs laissé pour la fin. Je disais à Mazen " je ne sais pas comment faire, changeons le sujet". Il m'a proposé de le remplacer par Œdipe. Entre les deux, j'ai préféré quand même orgie...»

«Q» comme Quartier. Le leur: Abdel Wahab el-Inglisi, auquel ces deux-là sont très attachés. «Celle-ci est notre planche préférée, clament-ils d'une même voix. On y a tellement entrelacé nos dessins qu'on n'arrive plus à démêler qui en a fait quelle partie.»
«C'est cela qui donne toute sa saveur à notre collaboration. Ça nous met dans une position nouvelle vis-à-vis de notre travail. Aucun des deux ne le contrôle plus totalement. C'est comme s'il donnait naissance à une sorte de troisième personne qui prend le dessus et mène le jeu», assure en conclusion le tandem. Ravi de l'expérience...

 

 

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Ghorayeb, Kerbaje : autobiographie à deux

 

Laure Ghorayeb, peintre, poète et critique d'art, est née le 29 décembre 1931 à Deir el-Qamar. Le 24 août 1975, elle donne naissance à Mazen Kerbaje, dessinateur, bédéiste et musicien.
En 2006, ils entament leur premier projet en commun. Après les dessins de guerre de l'été 2006, le double-autoportrait Toi et moi et le papier peint en 2008, l'exposition du même nom en 2010 et la bande dessinée Demain ne viendra jamais en 2014, les deux artistes reviennent avec cet Abécédaire au travers duquel ils continuent d'explorer les possibilités d'une autobiographie à deux.

 

*Raouché, imm. Majdalani. Horaires d'ouverture : du mardi au vendredi de 10h à 19h. Les samedis jusqu'à 14h. Tél. : 01/868290.

 

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