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Liban - La vie, mode d’emploi

30- Le salut par la réciprocité

L'homme doit rechercher la mutualité : ne donner qu'à condition de recevoir autant et ne prendre qu'à condition de pouvoir rendre autant. C'est là, jugent les anthropologues, un grand progrès par rapport au potlatch suicidaire qui, par l'opulence des cadeaux échangés et la surenchère du don, finissait par ruiner et anéantir des tribus entières. Progrès aussi par rapport au soi-disant droit du plus fort, clament les brodeurs au fil d'or de la sentence couronnant les discours de notre modernité : « Traite les autres comme tu voudrais être traité. » Salut donc à l'humanité qui sait se sauver et sauver ses faibles rejetons ! Mais est-ce toujours sûr ?
Votre conjoint vous quitte et vous vous dépêchez de lui annoncer que vous le quittez également. Que sauvez-vous ici ? Certes, pas le bon sens, mais un peu d'amour-propre que rien, à la vérité, ne saurait plus vous restituer intact après les griefs échangés – c'est tout juste une petite bricole qui vous sera rendue pour s'échouer dans quelque bac à candidats cactus – et puis l'élasticité de vos répliques, le fameux « du tac au tac ». Que perdez-vous ? Les chances de sauver une relation à venir, de tricoter un souvenir de générosité qui vous tiendra chaud dans vos hivers solitaires ou d'avoir le beau rôle de victime au lieu de celui, ennuyeux, de la maîtresse pointilleuse qui corrige le mécanique « tic au tac ». Pour que la loi des vases communicants au niveau parfaitement égal se vérifie sans exception, vous buvez la lie après la coupe et obtenez la réciprocité des terres définitivement asséchées. Le désert peut, d'ailleurs, n'être qu'un début, car la réciprocité est bretteuse et court au duel à mort, comme le tac au tac qui cliquette et trucide et vous donne des versions actuelles du drame d'Étéocle et de Polynice, ces frères ennemis qui furent responsables de la mort de leur sœur Antigone.
Et puis la réciprocité est-elle seulement possible ? Qui calculera au milligramme près le poids que pèse ce présent dans la bourse, le souvenir et le cœur du donateur et du bénéficiaire ? Pour l'un, il condense le monde, pour l'autre, il encombre son monde avec des prétentions à l'exhibition en présence de l'ami et des exigences de bourse déliée. Pour l'un, il est le bon débarras d'un objet trop voyant offert par un ami qui ne l'est plus ; pour l'autre, la consécration d'une amitié fidèle et reconnaissante qui saura exposer cet objet chaque fois que l'ami s'annonce. Et ainsi va la réciprocité de malentendus en « bien entendus » et sous-entendus que ne saurait décrypter l'interprétation la plus fine. Pourtant, toujours le geste attend sa réplique, le mot son écho, la chanson son refrain, le gant sa paire et la main tendue la main qui se tend. On croit avoir ainsi conjuré le défi lancé, le poing levé, les insultes, les gifles, les portes qui claquent, les maisons claquemurées, les abandons entre vie et mort loin de tout passant.
Hélas ! la conjuration est celle des dupes, car toujours celui qui aime donnera sans compter et celui qui n'aime plus comptera jusqu'au sourire près ce qu'il a donné ; car toujours celui qui n'aime pas oubliera même d'ouvrir les présents reçus et celui qui aime déjà rendra au centuple ce qu'il espère seulement. Car toujours le fort se servira largement chez le faible et se jugera libéral de lui avoir laissé encore à glaner ou d'exister ; et toujours le faible remerciera de n'être pas complètement écrasé et embrassera la main qui ne l'a pas totalement dépouillé. Entre l'aimé et l'amant, le fort et le faible la réciprocité demeure presque aussi impitoyable que celle entre le loup et l'agneau.
Une première version de ce « Salut par la réciprocité » a été publiée dans le numéro 7 de la revue Alcinoé qui vient de paraître.

L'homme doit rechercher la mutualité : ne donner qu'à condition de recevoir autant et ne prendre qu'à condition de pouvoir rendre autant. C'est là, jugent les anthropologues, un grand progrès par rapport au potlatch suicidaire qui, par l'opulence des cadeaux échangés et la surenchère du don, finissait par ruiner et anéantir des tribus entières. Progrès aussi par rapport au...

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