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Culture - Festival de Byblos/Entretien

Le Forestier : « Brassens ? C’est surtout un vaccin contre la connerie... »

« On vous a leurrés, commence par dire Maxime Le Forestier en entrant sur scène tout de blanc vêtu, ce n’est pas un concert Brassens, mais une soirée Brassens. » C’était hier soir, à Byblos, un moment de partage et de grande poésie adressé à un public averti et où le mot dans la vieille cité de l’alphabet était roi. Quelques heures auparavant, Le Forestier accordait un entretien à « L’Orient-Le Jour ».

Maxime Le Forestier est un maestro de la chanson à texte ; un grand poète, un musicien d'une sensibilité rare, un formidable interprète. Le patrimoine de la chanson française lui doit des textes aussi beaux que San Francisco, Comme un arbre dans la ville (co-écrite avec sa sœur Catherine), Mon frère, Marie, Pierre et Charlemagne – et plus récemment Né quelque part, Bille de verre et Passer ma route, entre autres –, ainsi que des chansons qui resteront jusqu'à la fin des temps comme des classiques, à l'instar d'Éducation sentimentale, La rouille, Mourir pour une nuit, et Parachutiste, pour ne citer que celles-là. Plus de cinquante ans de scène, 15 albums studio de ses propres compositions, un bon nombre d'enregistrements publics et une carrière d'une richesse singulière, autour de très grands artistes, auteurs et musiciens.
Il y a tout cela... et puis il y a Georges Brassens, son ami et mentor, auquel il a encore rendu hommage hier soir à Byblos.

 

« Brassens mérite son Glenn Gould »
« J'ai commencé la chanson avec Brassens », confie ainsi Maxime Le Forestier à L'Orient-Le Jour, dans le pub du Byblos-sur-Mer, avec cette sagesse toute particulière du maître qui ressent toujours l'envie, le besoin, le devoir de transmettre le legs précieux, incommensurable, et sans doute inégalable, laissé par le poète sétois. S'il n'en est pas le seul dépositaire – puisque de son propre aveu, Brassens est « universel » –, Maxime Le Forestier reste sans doute indubitablement le disciple le plus dévoué et le plus appliqué de son pater familias d'élection. Depuis 1979, il lui a ainsi consacré pas moins de six albums de reprises et au moins deux tournées – dont la dernière, en 2005, de 500 concerts –, reprenant rien moins que... les 171 chansons – soit l'intégrale – de Tonton Georges.

Il y a peut-être de quoi s'étonner d'une telle dévotion venant de la part d'un aussi grand artiste. Une dévotion qui semble relever du domaine du sacré. Mais c'est méconnaître la relation parfaitement iconoclaste, anarchiste, déhiérarchisée de Brassens avec ses amis proches, mais aussi ceux qui, sans nécessairement le connaître de son vivant, ont suivi sa voie, adopté ses références, son univers à la fois gouailleur et raffiné, farceur et méditatif, paradoxe à part.
C'est aussi méconnaître la fidélité, l'élégance, l'humilité et la simplicité manifestes de Maxime Le Forestier, un véritable médiateur, un transmetteur, à l'ancienne, de culture et de connaissance. Au point de se faire tout petit durant ses prestations de Brassens : « Je ne chante jamais mes chansons durant les concerts où je joue du Brassens. Par respect pour le public. On m'a souvent dit avoir eu l'impression, en m'écoutant, qu'il est là, que son esprit est là. Et c'est précisément ce que je souhaite faire ressortir. En fait, j'ai une compétence dans l'œuvre de Brassens dont j'aime faire profiter les gens... »

« C'est une dette. Ma vie n'aurait pas été ce qu'elle a été si Brassens n'avait pas existé... Et nous sommes un certain nombre à pouvoir dire cela, dit-il. C'est un maître. Pour moi, Brassens, c'est Bach, dans la mesure où il est pour la chanson française ce que Bach est pour la musique. Il a établi les règles. Après, on en fait ce qu'on veut. Brassens mérite son Glenn Gould, et je suis content que ce soit moi », souligne l'artiste.

 

 

(Lire aussi : Byblos est une fête « d’effervescence et d’espoir »)

 

La faute au partitionniste...
Maxime Le Forestier vient en effet d'une famille où la musique classique règne en maîtresse absolue, ordre rompu uniquement par les chansons de Piaf à la radio. À l'âge de 14 ans, lorsqu'il achète sa première guitare, le jeune artiste en herbe se rend par la même occasion au magasin de partitions, tout près du lieu où il vient de se procurer l'instrument. Ce dernier lui vend une partition de Charles Aznavour (La Mamma) et quatre partitions de Georges Brassens. C'est ainsi, à la guitare et sur le papier, qu'il découvre l'œuvre du poète sétois, qu'il n'a encore jamais entendu chanter à la radio, et dont il ne connaît même pas la voix !
« Ma vie a changé. » Depuis un demi-siècle, Maxime Le Forestier chante donc Brassens... mais sur base de ses partitions, c'est-à-dire le phrasé propre de la guitare, qui n'est parfois pas conforme à la version chantée par Brassens lui-même...

« Quand j'ai serré sa main à Bobino en octobre 1972, je savais déjà jouer tout ce qu'il avait écrit », confie encore Maxime Le Forestier.
L'« effet Brassens », cette rupture certaine du conformisme, opérant une symbiose entre le style de très grands poètes, comme Villon ou Lautréamont notamment, et un langage souvent peu châtié sans pour autant jamais se départir d'une pudeur ontologique, sera révolutionnaire pour l'adolescent. Et cet « effet Brassens continue d'opérer », selon Maxime Le Forestier, auprès des nouvelles générations, avec la même force. « Beaucoup de rappeurs par exemple continuent de me parler de l'impact de Brassens sur leur travail. » « Brassens est intemporel, on peut le jouer dans n'importe quel style », dit-il.
« Ce qui se perd, c'est la diffusion de la chanson à texte, pas son écriture. Il y a des chanteurs qui continuent d'écrire des textes magnifiques. Mais ils n'ont aucune couverture radio ou télé. Produire, c'est lancer de nouvelles chansons, pas des interprètes », dit-il, sur un ton critique.

 

Le polisson de la convivance
Mais force est de constater, selon lui, que Brassens survit à toutes les modes, s'accorde à tous les temps, traverse les frontières culturelles et linguistiques – et séduit même ceux qui ne comprennent pas forcement toutes les nuances de la langue. Il en a lui-même fait l'expérience dans le monde, comme en Allemagne, où des spectateurs qui ne comprenaient pas venaient quand même se nourrir de cette chanson populaire à texte « dont ils disaient ne pas avoir l'équivalent ».

Brassens se transmet de génération en génération, le plus souvent à travers des relations familiales. « C'est une valeur que l'on transmet, un bonheur qu'on partage avec les amis. Il faudra un jour s'intéresser aux sons des phrases de Brassens et à l'effet qu'elles produisent. À travers le monde, je n'ai jamais entendu une personne dire qu'elle avait découvert Brassens à la télé ou la radio... » Brassens est donc un rassembleur. Sans doute, sans trop le savoir, le polisson de la convivance...

Les « amis de Georges », pour reprendre le titre de l'hommage de Moustaki à Brassens – ce cercle de potes insolents, goguenards, narguant l'ordre et le conformisme et courtisant, sans trop en faire cependant, toutes les formes de beauté en les prenant là où elles se trouvent – continue d'exister, y compris dans le milieu de la chanson, selon Maxime Le Forestier. « Les soirées chantantes continuent chez moi ou des amis. Mais de grands chanteurs-compositeurs d'aujourd'hui, qui écrivent des textes magnifiques, n'ont pas l'ouverture pour se faire connaître, déplore-t-il. C'est une question de promotion... »

 

Brassens par Le Forestier
Maxime Le Forestier a lui-même galéré pendant sept ans, entre 16 et 27 ans, avant de pouvoir vraiment percer. C'est d'ailleurs, une fois de plus, « la faute » à Brassens, et de cette première partie à Bobino en 1972. « À Bobino, il y a 900 places. Il y en a 9 qui sont venus pour le bon motif. Séduis ces neuf et tu séduiras tous les autres », lui confiera le maître. Un maître-chenapan, qui l'adopte et le traite – preuve ultime d'affection de la part de Brassens – de « jeune con ».

Concernant sa relation avec le poète sétois, Maxime Le Forestier l'évoque avec cette même pudeur extraordinaire qui revient sans cesse dès lors que le personnage est évoqué par ses amis et ses « disciples », et ce même leitmotiv qui revient dans tous les témoignages : « Je ne voulais surtout pas l'emmerder. » Personne n'osait déranger le maître. « Pourtant, c'était l'homme le plus charmant de la terre, d'une gentillesse, d'une générosité et d'une douceur exceptionnelles, mais il avait cette espèce de réputation d'ours. » Jacques Chancel, à l'époque l'homme le plus puissant de la télévision, en fera l'expérience. Un jour qu'il harcèle les employées de Polydor parce que Brassens, dont il s'était assuré l'exclusivité, avait décidé de participer aussi à une émission de son ami Pierre Tchernia, le poète sétois lui avait bien fait comprendre, en le soulevant de terre avec sa carrure impressionnante de gitan, qu'« il ne faut plus embêter les p'tites de chez Polydor, sinon... »

Pour Maxime Le Forestier, Georges Brassens a donc été le modèle de référence, à une époque charnière pour la chanson française, l'après-guerre, où l'Amérique avait exporté les yé-yé. C'est aussi le premier auteur-compositeur-interprète et guitariste de la chanson française, donc à être totalement libre. Et, surtout, il fait preuve d'une authenticité sans pareille. « Il était toujours égal, quelles que soient les circonstances. Il ne faisait pas de représentation, pas de showbiz. Il était grand, beau, imposant – lui-même, quoi. »

 

(Pour mémoire : On a retrouvé la maison bleue de Maxime Le Forestier)

 

 

Le testament, ou l'éternel retour
« C'est la vie qui me ramène sans cesse à Brassens », confie Maxime Le Forestier, confronté à une question sur cet éternel retour, presque cyclique, à ses hommages au poète sétois. « La première fois, à 14 ans, c'était le marchand de partitions... Puis, en octobre 1972, c'était le début de ma carrière professionnelle en première partie de Bobino, où j'avais fait sa connaissance», rappelle Maxime Le Forestier.
« Et puis, en 1990, soit une dizaine d'années après la mort de Brassens, Pierre Onteniente dit "Gibraltar", son meilleur ami, vient me voir à l'Olympia dans ma loge. Il me donne ce qui est pour moi la Bible, le recueil de toutes les chansons de Brassens, avec cette phrase laconique : "Ce sont les chansons que Georges souhaitait voir lui survivre. Et puis il s'en va », raconte Maxime Le Forestier.

« Ce recueil contenait des chansons posthumes que je ne connaissais pas du tout, comme La file indienne (écrite pour Maurice Chevalier), Le bricoleur (pour Patachou) ou Le myosotis, une chanson magnifique, ou encore comme La maîtresse d'école, L'orphelin, Honte à qui peut chanter, Chansonnette à celle qui est restée pucelle... Je me suis retrouvé à nouveau, comme le gamin de 14 ans que j'étais, à découvrir des chansons que je ne connaissais pas. Entre-temps, c'est vrai, j'avais fait des progrès en guitare... » dit-il en riant.

Ce sera le début « d'un long périple qui a duré deux fois deux ans, de 500 concerts en tout dans 20 pays différents, et au bout duquel j'ai pu enregistrer l'intégrale de Brassens (171 chansons) en public ». Maxime Le Forestier avoue cependant « ne pas avoir rejoué du Brassens depuis 11 ans, depuis 2005. Ce projet (de chanter Brassens à Byblos) porte le nom d'un seul homme : Nagy Baz. Sans lui, je ne serais pas venu », révèle-t-il. Mais il ne s'agit guère de son premier passage au Liban : « Je suis déjà venu deux fois, fin 1982 (au Piccadilly de Hamra), trois semaines après Sabra et Chatila. J'avais reçu un appel de l'ambassade de France pour venir chanter et donner aux habitants l'opportunité de sortir après toutes les atrocités qu'ils avaient connues. C'était un moment de bonheur magnifique, dans un climat très noir. Puis, en 1992, j'avais participé à une émission de télévision à la place des Martyrs, où j'avais chanté Bille de verre. »

Pour Maxime Le Forestier, ce qu'il fait, c'est simplement « offrir aux gens qui apprécient Brassens, et aux jeunes, une version extrêmement simple – guitare-voix – de toutes les chansons qu'il a écrites, même celles qu'il n'a pas chantées. Il faudrait qu'un mec fasse cela chaque 20-25 ans ». Mais son devoir de médiateur n'est pas pour autant accompli. S'il continue à écrire pour lui et pour les autres, en attendant de concocter un nouvel album, s'il contribue aussi à des comédies musicales comme Été 44, ainsi qu'à des chorales, Maxime

Le Forestier a surtout envie aujourd'hui de... chanter les chansons de la nouvelle génération de jeunes chanteurs à texte comme Benoît Dorémus, Alexis HK ou Thomas Fersen, par exemple. Ou, autre projet qui lui tient à cœur, de « chanter des chansons que j'aime et qu'on ne connaît pas trop, sur un album dont le titre serait... Garanti sans tubes... »
Et pour la résistance culturelle ? Continuera-t-il à chanter, avec les doigts en forme de V, alors que le monde s'embrase, comme il le promettait déjà en 1972 dans Ça sert à quoi ? « La grande peur des mecs de ma génération, c'était la bombe atomique. Aujourd'hui, c'est le réchauffement climatique et les fous utilisés comme une arme de guerre. Mais ils ne me donnent pas envie de chanter, ces connards. Même contre. Ils ne méritent pas qu'on s'intéresse à eux... Du reste, Brassens est un vaccin contre la connerie. Mais il faut de multiples rappels, régulièrement, et cela peut faire du bien à tout le monde. »

 

 

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