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Moyen Orient et Monde

Construire des ponts sur le golfe Persique

Sac de l’ambassade saoudienne à Téhéran par des manifestants début janvier, après que le royaume a exécuté un religieux chiite, Nimr el-Nimr. Photo Reuters

Les tensions entre l'Iran et l'Arabie saoudite se sont exacerbées début janvier, avec le sac de l'ambassade saoudienne à Téhéran par des manifestants, après que le royaume a exécuté un religieux chiite. Ce n'est que la dernière manifestation de la vieille rivalité entre les deux puissances moyen-orientales. Mais si cette inimitié mutuelle n'est pas neuve, elle n'est pas si ancienne qu'on le dit parfois. À l'examen de leurs intérêts communs, un retour à la coopération des actuels adversaires, quoique fort difficile, n'apparaît pas impossible.


Si elle a joué un rôle essentiel dans la construction de leur identité, la différence religieuse entre les deux pays – l'Arabie saoudite est la première puissance sunnite du monde arabe et l'Iran est à majorité chiite – n'a pas toujours été prétexte à confrontation dans la région. Ce n'est qu'en 1501 que la dynastie safavide fait du chiisme la religion officielle de la Perse, se distinguant ainsi de ses voisins ottomans sunnites. Durant les deux siècles qui suivent, la Perse s'oppose à l'Empire ottoman – le cœur du califat sunnite – pour la suprématie régionale. En 1932, à sa proclamation, le « royaume arabe saoudite » adopte le wahhabisme – une école de l'islam sunnite – comme confession officielle. L'Arabie saoudite et l'Iran établissent néanmoins des relations diplomatiques. Dans les années soixante et au début des années soixante-dix, les deux États, dont les intérêts convergent face aux mouvements radicaux qui menacent leurs monarchies renforcent leur coopération politique autour d'objectifs communs de sécurité. En même temps qu'ils œuvrent à circonscrire les progrès du communisme d'inspiration soviétique dans le monde arabe, ils apparaissent comme des alliés essentiels de l'Occident, et tout particulièrement des États-Unis.
À la fin des années soixante-dix pourtant, le conflit des identités religieuses se réveille. L'Arabie saoudite, aidée par les gains financiers résultant de la hausse des prix du pétrole, élargit le champ de son action en matière de sécurité à l'exportation du wahhabisme. Et après 1979 et le renversement du chah par la révolution islamique, elle perçoit comme une menace directe contre ses intérêts les prétentions du nouveau régime iranien à la direction mondiale du chiisme. En réponse à l'appel à la libération de tous les chiites lancé par l'Iran, elle redouble d'efforts pour répandre le wahhabisme, ce qui ravive la tension entre les deux puissances.


Quoique le conflit n'ait pas débouché sur une confrontation directe, les affrontements entre les forces parrainées par les deux rivaux, à commencer par la guerre Iran-Irak dans les années quatre-vingt, n'ont pas cessé. Plus récemment, c'est encore ce conflit qui imprime son cours à la guerre civile syrienne, dans lequel l'Iran soutient le président Bachar el-Assad, qui représente le courant alaouite de l'islam chiite, tandis que les Saoudiens appuient les forces sunnites anti-Assad. Au Yémen, une coalition dirigée par les Saoudiens a engagé des frappes aériennes pour repousser les houthis, des rebelles chiites zaïdites soutenus par l'Iran, combattant le gouvernement dirigé par des sunnites – une guerre qui a déjà coûté 6 000 vies humaines.
Mais comme par le passé cette ultime confrontation entre les deux puissances est liée à la politique intérieure. Tant l'Iran que l'Arabie saoudite vivent aujourd'hui une période d'importante transition économique et politique, qui pourrait fragiliser leur régime. L'Iran, qui se prépare, en février, à renouveler le Parlement et l'Assemblée des experts (chargée de désigner le guide suprême du pays), est toujours en situation critique du point de vue économique. Le taux de chômage atteignait 11,4 % en 2014, et il est encore beaucoup plus élevé chez les jeunes. L'accord international sur le programme nucléaire iranien conduit aujourd'hui à la levée des sanctions, mais les bénéfices économiques n'en s'en sont pas encore répandus.


Certes, si le président Hassan Rohani persiste dans ses efforts d'ouverture de l'Iran au monde extérieur, ces bénéfices finiront par se faire sentir et alimenteront la croissance de la classe moyenne. Mais c'est précisément pour cette raison que les éléments les plus conservateurs du gouvernement iranien considèrent le programme de réformes de M. Rohani avec une extrême circonspection, voyant dans l'émergence d'une société pluraliste et plus ouverte au monde une menace directe à la survie du régime. De fait, si le guide suprême, l'ayatollah Ali Khamenei, a ratifié l'année dernière l'accord sur le nucléaire, il n'a cessé de proclamer sa méfiance envers les États-Unis. En outre, le très conservateur Conseil des gardiens de la Constitution, composé de six théologiens nommés par le guide suprême et de six juristes nommés par le pouvoir judiciaire et approuvés par le Parlement, a rejeté 99 % des candidatures réformistes aux prochaines élections. Ce qui laisse présager que l'opposition parlementaire aux réformes de M. Rohani s'intensifie avec le prochain mandat.


L'Arabie saoudite est elle aussi à un tournant décisif. L'année dernière, après la mort du roi Abdallah ben Abdel Aziz al-Saoud, qui régna pendant une décennie, son demi-frère, Salmane ben Abdel Aziz al-Saoud, accédait au trône. Salmane a depuis placé le prince héritier Mohammad ben Nayef et le vice-prince héritier Mohammad ben Salmane à des postes-clés de son gouvernement. Ces changements au sommet surviennent dans un contexte de déclin économique prononcé, consécutif à l'effondrement des prix du pétrole. Les recettes de l'État ont fondu, au point que le déficit budgétaire atteignait l'an dernier 15 % du PIB.


Dans ce contexte instable, les dirigeants iraniens et saoudiens semblent croire, les uns comme les autres, qu'une confrontation perpétuelle les aidera à se maintenir au pouvoir, en accréditant l'idée, notamment, que le changement est dangereux, surtout s'il se traduit par une plus grande ouverture économique ou politique. Des relations amicales (ou du moins constructives) entre les deux puissances apparaissent donc comme une lointaine éventualité, en tout cas fort improbables dans un futur proche. Mais des pas peuvent être faits, qui pourraient au moins prévenir l'escalade. La condamnation de l'attaque de l'ambassade saoudienne par M. Khamenei, qui a déclaré qu'elle allait contre le pays et contre l'islam, va indubitablement dans ce sens. Ces pas ne permettront sans doute pas à l'Iran et à l'Arabie saoudite de parvenir à un accord sur la Syrie lors de la reprise des discussions internationales. Il est en revanche possible de s'acheminer vers la fin de la guerre au Yémen – qui en est à un stade moins avancé que la guerre en Syrie et engage des intérêts internationaux et régionaux moins nombreux – surtout si l'on considère les tracas économiques de l'Arabie saoudite. Le point nodal est la conclusion d'un cessez-le-feu, à partir duquel on pourrait envisager à plus long terme la résolution du conflit.


Si les profondeurs du golfe qui sépare l'Iran et l'Arabie saoudite semblent se creuser, certaines occasions de coopération pragmatique sur des questions spécifiques comme celle du Yémen peuvent contribuer à jeter des ponts. Ceux-ci seraient un bienfait pour toute la région.

Traduction François Boisivon
© Project Syndicate, 2016.

Les tensions entre l'Iran et l'Arabie saoudite se sont exacerbées début janvier, avec le sac de l'ambassade saoudienne à Téhéran par des manifestants, après que le royaume a exécuté un religieux chiite. Ce n'est que la dernière manifestation de la vieille rivalité entre les deux puissances moyen-orientales. Mais si cette inimitié mutuelle n'est pas neuve, elle n'est pas si ancienne...

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