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Moyen Orient et Monde - Par Joseph S. NYE, Jr.

États-Unis : puissance hégémonique ou prédominante ?

Si l’ère de primauté des États-Unis ne tire pas encore à sa fin, elle devrait se modifier de manière importante. Kevin Lamarque/Reuters

Aucun autre pays de l'histoire moderne n'a disposé d'un pouvoir militaire mondial aussi considérable que les États-Unis. Certains analystes affirment pourtant aujourd'hui que les États-Unis suivent les traces du Royaume-Uni, la dernière puissance hégémonique mondiale ayant fait l'expérience d'un déclin de sa sphère d'influence. Cette analogie historique, bien que de plus en plus souvent évoquée, est trompeuse.
La Grande-Bretagne n'a jamais été aussi prédominante que les États-Unis le sont aujourd'hui. Elle a assurément maintenu une flotte deux fois plus grande que les deux suivantes en taille, et son empire, sur lequel le soleil ne se couchait jamais, régentait un quart de l'humanité. Mais des différences notables existent dans les sources de pouvoir relatives de l'empire britannique et celles des États-Unis aujourd'hui. Avant la Première Guerre mondiale, la Grande-Bretagne se situait au quatrième rang seulement des grandes puissances en termes d'effectifs militaires et de PIB, et au troisième rang en termes de budget militaire. L'administration de l'empire britannique reposait en grande partie sur l'utilisation de troupes locales. Sur les 8,6 millions de soldats britanniques de la Première Guerre mondiale, près d'un tiers provenait de ses possessions d'outre-mer. Le gouvernement de Londres a donc éprouvé des difficultés croissantes à déclarer la guerre au nom de l'empire lorsque les sentiments nationalistes se sont intensifiés. À l'orée de la Seconde Guerre mondiale, la protection de l'empire était plus devenue un fardeau qu'un atout. La proximité du Royaume-Uni avec des puissances comme l'Allemagne et la Russie n'a fait que compliquer la situation. Malgré tout le verbiage sur « l'empire américain », le fait est que les États-Unis n'ont pas de colonies à administrer et qu'ils disposent donc d'une plus grande marge de manœuvre que n'en avait le Royaume-Uni. Et étant entourés par des pays non hostiles et deux océans, il est bien plus facile pour les États-Unis d'assurer leur protection.
Cela nous amène à un autre problème concernant l'analogie entre les deux puissances : une confusion sur ce que recouvre réellement le terme « hégémonie ». Certains observateurs l'assimilent à l'impérialisme. Mais les États-Unis sont la preuve qu'une puissance hégémonique ne prend pas nécessairement la forme d'un empire formel. D'autres définissent l'hégémonie comme la capacité à établir les règles du système international ; mais quel degré d'influence est exercé par une puissance hégémonique par rapport aux autres puissances reste à définir. D'autres encore apparentent l'hégémonie au contrôle des principales sources de pouvoir. Mais selon cette définition, la Grande-Bretagne du XIXe siècle – qui, au faîte de son pouvoir en 1870, occupait la troisième place pour le PIB (derrière les États-Unis et la Russie) et également la troisième place en dépenses militaires (derrière la Russie et la France) – ne pouvait prétendre au titre de puissance hégémonique, malgré sa prédominance navale. De même, ceux qui parlent de l'hégémonie américaine après 1945 ne tiennent pas compte du fait que l'Union soviétique a contrebalancé la puissance militaire américaine pendant plus de quatre décennies. Malgré l'influence économique disproportionnée des États-Unis, leur marge de manœuvre politique et militaire était limitée par la puissance soviétique.
Certains analystes décrivent la période postérieure à 1945 comme un ordre hiérarchique d'obédience libérale, dominé par les États-Unis qui promeuvent des biens publics tout en fonctionnant au sein d'un système souple de règles et d'institutions multilatérales qui permet à des nations plus faibles d'avoir leur mot à dire. Ils soulignent que pour de nombreux pays, préserver ce cadre institutionnel pourrait être une option rationnelle, même si les sources de pouvoir américaines déclinent. En ce sens, l'ordre international dominé par les États-Unis pourrait perdurer au-delà de leur primauté en termes de pouvoir. Mais d'autres observateurs estiment que l'émergence de nouvelles puissances augure de la disparition de cet ordre.
Dans toutes les discussions à propos de l'époque d'hégémonie supposée des États-Unis, une grande part de fiction a été intégrée aux faits. Il s'agissait moins d'un ordre mondial que d'une alliance de pays partageant le même point de vue, principalement les Amériques et l'Europe occidentale, qui regroupait moins de la moitié du monde. Et leur influence sur les pays qui n'en faisaient pas partie – notamment des grandes puissances comme la Chine, l'Inde, l'Indonésie et le bloc soviétique – n'a pas toujours été bienveillante. Dans ce contexte, la position des États-Unis dans le monde pourrait plus justement être qualifiée de « demi-hégémonie ».
Les États-Unis ont bien entendu maintenu leur prédominance économique après 1945 : la dévastation causée par la Seconde Guerre mondiale dans tellement de pays a impliqué que les États-Unis produisaient près de la moitié du PIB mondial. Cette situation a perduré jusqu'en 1970, lorsque la part américaine dans le PIB mondial est revenue à son niveau d'avant-guerre, soit un quart de ce PIB. Mais du point de vie politique ou militaire, l'ordre international était bipolaire, avec l'Union soviétique contrebalançant la puissance américaine. En fait, durant cette période, les États-Unis n'ont pas toujours été en mesure de défendre leurs intérêts : l'Union soviétique s'est dotée d'armes nucléaires ; les communistes ont pris le pouvoir en Chine, à Cuba et au Vietnam ; la guerre de Corée s'est terminée par un armistice ; et les soulèvements en Hongrie et en Tchécoslovaquie ont été réprimés.
Dans ce contexte, « primauté » semble être une description plus adéquate de la part disproportionnée (et mesurable) que détient un pays dans les trois principales formes de pouvoir : militaire, économique et au plan de l'influence politique. La question qui se pose à présent est de savoir si l'ère de primauté des États-Unis arrive à son terme.
Compte tenu du caractère imprévisible des événements mondiaux, il est bien sûr impossible de répondre avec certitude à cette question. L'émergence de forces transnationales et d'acteurs non étatiques, sans parler de puissances émergentes comme la Chine, portent à croire que des changements majeurs se profilent. Mais il existe aussi des raisons de penser que les États-Unis préserveront leur primauté en termes de pouvoir, du moins pendant la première moitié de ce siècle, et continueront à jouer un rôle central dans l'équilibre mondial du pouvoir. En résumé, si l'ère de primauté des États-Unis ne tire pas encore à sa fin, elle devrait se modifier de manière importante. Il reste à voir si cette évolution favorisera la sécurité et la prospérité mondiales.

Traduit de l'anglais par Julia Gallin.
© Project Syndicate, 2015.

Joseph S. Nye est professeur à l'université de Harvard, président du Conseil de l'agenda mondial sur l'avenir des gouvernements du Forum économique mondial et auteur de « Is the American Century Over ? » (Le siècle américain tire-t-il à sa fin ?).

Aucun autre pays de l'histoire moderne n'a disposé d'un pouvoir militaire mondial aussi considérable que les États-Unis. Certains analystes affirment pourtant aujourd'hui que les États-Unis suivent les traces du Royaume-Uni, la dernière puissance hégémonique mondiale ayant fait l'expérience d'un déclin de sa sphère d'influence. Cette analogie historique, bien que de plus en...

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